Fantrad du roman "The Adventure of Dai - Each Way"
Bonjour tout le monde !
Vous vous souvenez peut-être de l'annonce, fin 2022, de la publication d'un roman dérivé de la saga The Adventure of Dai. Celui-ci compile en réalité 5 historiettes inédites, chacune axée autour d'un ou plusieurs personnages clefs de l'aventure : Dai, Pop, Maam, Hyunckel & Crocodine, et enfin Léona. Si leur intérêt est faible sur le plan purement littéraire (le texte étant relativement épuré et accessible), ces nouvelles nous permettent de passer un peu plus de temps avec les disciples d'Avan et d'apprendre à mieux les connaître.
Nous espérons évidemment bénéficier d'une traduction officielle dans le futur mais, dans l'attente, nous vous proposons de replonger dans l'univers de Dai avec une fantrad réalisée par mes soins. Il s'agit d'un travail purement amateur mais j'ai fait de mon mieux pour coller autant que possible au texte original, même si des adaptations se sont parfois avérées nécessaires.
Vous pouvez télécharger chaque chapitre en .pdf via les liens ci-dessous ou les lire directement dans le message suivant. Pour le moment, seul le chapitre 1 est terminé mais les autres ne sauraient tarder.
- Chapitre 1 : Le disciple de Dai (Dai)
- Chapitre 2 : Un vaisseau fantôme apparaît (Pop)
- Chapitre 3 : Apprendre Mahoimi (Maam)
- Chapitre 4 : Vers la forteresse de Rochedémon (Hyunckel & Crocodine)
- Chapitre 5 : Léona en congé (Léona)
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Chapitre 1 - Le disciple de Dai
L’armée de monstres de glace et de feu, dirigée par le redoutable Flazzard, l’un des six légats de l’armée du Mal, fut mise en déroute alors qu’elle s’apprêtait à envahir le royaume de Papnica. La famille royale fit célébrer chaleureusement cette victoire et la reconquête de la capitale. Bientôt, les habitants purent réintégrer la ville et entamer la reconstruction des routes et bâtiments détruits durant l’assaut. Papnica se mit alors peu à peu à retrouver sa dynamique d’antan. Sa renaissance commençait.
Dai, le petit héros derrière cette victoire, était assis sur la côte, près de la ville fortifiée. Les yeux fermés, plongé dans ses pensées. Il semblait si calme que l’on aurait presque pu croire qu’il s’était assoupi – à ceci près qu’il prenait appui sur le sol avec sa tête et croisait les jambes en l’air, les pieds pointés en direction du ciel. Il ne se servait étonnamment pas de ses mains pour garder son équilibre mais faisait tout reposer sur la seule force de sa nuque. Et non, il ne s’agissait pas là d’acrobaties fantasques mais bien d’une technique de méditation recommandée par l’archimage Matoriv. En la pratiquant aussi sérieusement que possible, il espérait renforcer ses pouvoirs magiques tout en cultivant son sens de l’équilibre.
À côté de lui, un garçon un peu plus âgé s’entraînait à lancer des sorts. Il s’agissait évidemment de Pop, le magicien qui l’accompagnait depuis le début de son périple.
— Begirama !
Des rayons de chaleur s’échappèrent de sa paume ouverte et filèrent vers l’océan, défiant la résistance acharnée des vagues.
— T’as vu ça, Dai ? On dirait bien que mon Begirama est devenu plus puissant !
— C’est incroyable, Pop !
— N’est-ce pas !
En effet, grâce aux conseils de l’archimage Matoriv, les capacités magiques de Pop s’amélioraient lentement mais régulièrement. Dai ne pouvait pas en dire autant et devait redoubler d’acharnement avec des entraînements quotidiens. S’il aurait aimé que Matoriv lui apprenne à utiliser des sorts plus puissants, il commençait à admettre que son ami était bien meilleur que lui dans la maîtrise de la magie. Pourtant, bien que doué, Pop restait… fidèle à lui-même. Aussi, Dai ne pouvait s’empêcher de penser que leur petite compagnie se porterait peut-être un peu mieux s’il était lui aussi capable de lancer quelques sorts redoutables. C’était pour cette raison qu’il avait accepté de suivre l’entraînement ennuyeux de Matoriv, espérant obtenir de bons résultats et passer rapidement à la vitesse supérieure.
Mais tout à coup, il interrompit sa méditation et se remit brusquement debout.
— Dai ? Quelque chose ne va pas ? s’enquit Pop.
— Je sens une présence…
— Quoi ? L’armée du Mal ?
Dai secoua la tête, les lèvres crispées.
— Non… ce n’est pas vraiment une présence menaçante… souffla-t-il.
— Comment ça ?
L’instant d’après, une silhouette jaillit des buissons auxquels ils tournaient le dos. Pop se prépara à riposter mais Dai le saisit aussitôt par le bras.
— Pop, attends ! C’est un enfant !
Et en effet, devant eux se tenait un jeune garçon. Légèrement plus jeune que Dai à vue d’œil, il semblait complètement à bout de souffle.
— Tu… tu es le héros Dai, n’est-ce pas ? demanda-t-il après avoir respiré un bon coup.
— Oui, mais…
— J’en étais sûr !
Le visage du garçon s’illumina et il effectua une révérence avant de plonger ses yeux dans ceux de Dai.
— S’il te plaît… s’il te plaît, accepte-moi comme disciple !
Pris de court, Dai le dévisagea d’un air estomaqué, comme s’il ne comprenait pas le sens de cette demande inattendue.
— Mais pourquoi… ? bégaya-t-il.
— Dai, intervint Pop, je crois que tu es devenu un modèle.
L’enfant acquiesça avec enthousiasme tandis que Dai demeurait interdit. Il en aurait presque perdu l’équilibre.
— Et vlan ! Dai a porté le coup fatal à Flazzard !
— Dis donc, Tran, tu racontes la scène comme si tu l’avais vécue…
Tran, galvanisé par son récit, approcha son visage de celui de Pop.
— Mais toute la ville en parle ! Les troubadours en font des chansons ! Je suis même sûr que cette histoire sera racontée dans des livres illustrés !
Pendant ce temps, Dai les écoutait avec embarras. Depuis son arrivée, Tran n’avait cessé de chanter ses louanges et d’exprimer son admiration alors qu’il était là, juste en face de lui.
— Quand je pense que maître Dai a battu un légat de l’armée du Mal alors qu’il est à peine plus âgé que moi ! C’est impressionnant !
— Et moi alors ? Je parie que tu ne sais même pas qui je suis, bougonna Pop.
— Bien sûr que je le sais ! Tu es le mage Pop, celui qui ne fuit jamais le combat et lutte jusqu’à la fin… en tout cas, c’est ce que tout le monde raconte. Mais c’est maître Dai que j’admire le plus et j’espère devenir aussi fort que lui ! D’ailleurs, maître, tu m’apprendras à manier l’épée ?
— Je ne sais pas, soupira Dai en croisant les bras. Un maître doit être extrêmement puissant et surtout capable de transmettre des enseignements. Je ne suis pas sûr d’être à la hauteur.
— Mais tu as battu Flazzard !
— Certes, mais… en fait, je ne sais même pas si j’ai quoi que ce soit à enseigner. Et puis nous sommes en pleine lutte contre l’armée du Mal, je n’ai pas le temps d’entraîner un élève.
— S’il te plaît ! Juste quelques jours !
Tran agrippa le garçon par le bras pour mieux l’implorer du regard. Dai sentit soudain un drôle d’émoi au plus profond de lui-même. Les yeux pleins d’espoir de l’enfant lui rappelaient sa rencontre avec l’inoubliable Avan… le bref mais intense entraînement qu’il avait suivi à ses côtés et sans lequel il n’aurait jamais délivré le royaume de Papnica des griffes de Flazzard.
— Bon… soupira-t-il en posant les mains sur les épaules de Tran. Juste quelques jours, d’accord ?
— Je vais donc arrêter de suivre votre programme d’entraînement pour le moment.
Matoriv, qui avait écouté le récit de Dai d’une oreille distraite tout en se curant le nez, finit par hocher la tête.
— Ce n’est pas très grave, fit-il. En vérité, ce programme d’entraînement était juste un moyen de te tenir occupé. J’en avais assez que tu me supplies de t’apprendre la magie.
L’expression outrée du garçon ne sembla pas faire culpabiliser l’archimage le moins du monde.
— Prendre un élève sous son aile demande beaucoup d’implication, continua Matoriv. C’est aussi un bon moyen d’apprécier ses propres capacités sous un nouvel angle et, par conséquent, de s’améliorer.
— Dans ce cas, j’ai bien fait d’accepter ?
— Je te souhaite bonne chance.
Dai se mit aussitôt à réfléchir. Que pouvait-il bien enseigner à son élève et comment s’y prendre ? Après tout, Tran était déterminé à devenir aussi fort que lui. Il ne devait surtout pas le décevoir en proposant un entraînement médiocre.
— Je pourrais commencer par lui apprendre Mera.
— T’es bien ambitieux !
Matoriv asséna un coup de bâton sur le crâne de Pop.
— Hé, pourquoi cette différence de traitement ? geignit ce dernier en se frottant la tête.
— Contente-toi de suivre ton propre entraînement au lieu de commenter celui des autres, gronda l’archimage. D’ailleurs, à partir d’aujourd’hui, on double l’intensité du programme.
— Quoi ?! Mais c’est plutôt une pause qu’il me faudrait…
Dai observait cette scène d’un air absent, à nouveau perdu dans ses pensées. Lesquelles le hantèrent toute la nuit durant.
Le lendemain matin, Tran vint retrouver Dai près de la côte. Toujours aussi enthousiaste, un sac d’herbes médicinales accroché à sa ceinture, une épée en bois à la main.
— Alors, maître ? Quel genre de formation vais-je suivre ?
Dai le regarda. Cette fois, il n’était pas spécialement nerveux malgré l’air presque impertinent de ce garçon. En fait, après réflexion, il commençait à penser qu’un entraînement exigeant serait la meilleure des choses à lui proposer. De toute façon, il était trop tard pour reculer.
— Bon. Je t’ai préparé un programme d’entraînement particulièrement difficile.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment. J’espère que tu tiendras le coup.
— Compte sur moi !
Dai lui demanda alors d’attendre un instant et se retira non loin. Il revint avec un gros rocher dans les bras et le déposa aux pieds de Tran.
— Tu vois cette pierre ? fit-il. Elle est incroyablement lourde, en tout cas pour un humain lambda. Je vais te demander de la couper en deux avec ton épée.
Tran écarquilla les yeux tandis que sa bouche s’ouvrait sans laisser échapper le moindre son. Ce qui amusa Dai ; après tout, lui aussi avait été surpris par les méthodes d’entraînement de maître Avan. Et, dans le fond, cette réaction le satisfaisait. Il allait peut-être bien commencer à prendre goût à cette situation.
— Ne t’inquiète pas, c’est moins difficile que ça en a l’air, dit-il. Une seule journée d’entraînement m’a suffi pour réussir cet exercice.
— Quoi… ? Une journée ?
— Allez, au travail !
Et Tran s’écroula sur le sol au bout d’une heure d’entraînement. Il n’avait pas la moindre envie d’abandonner si tôt mais sa seule motivation ne suffisait pas. Son corps ne répondait plus. Il n’était tout simplement pas assez endurant et Dai commençait à s’en rendre compte.
— Puisqu’il en est ainsi, je vais t’apprendre à maîtriser ton esprit combatif ! dit-il.
— Hein ? Qu’est-ce que c’est ?
Sans répondre, Dai se contenta d’empoigner fermement son épée et se concentra de telle sorte que la lame se mit à luire fortement.
— Voici… l’Avan Strash !
Son épée fendit l’air avec un rugissement terrible et un nuage de poussière aveugla les garçons pendant quelques instants. Lorsqu’il retomba, il ne restait pas la moindre trace du rocher. Tran n’en croyait pas ses yeux. La force de l’esprit pouvait-elle être si redoutable ?
— Je suis sûr que tu peux y arriver aussi, reprit Dai. Il faut que tu essaies d’accumuler toute ta force dans ta main, jusqu’à ce que tu la sentes chauffer.
Tran opina et les deux garçons se mirent en garde, face à face. Tran empoigna fermement son épée et, après quelques secondes de concentration, il sentit que son esprit combatif commençait à se concentrer dans son poing.
— Je crois que c’est bon ! cria-t-il.
— Alors relâche tout ! Vas-y !
Et Tran abattit son épée vers l’avant avec toute sa force. Sans succès. Le bois trancha l’air en vain, sans être animé par la moindre lueur d’énergie. Dai secoua la tête avec dépit.
— Bon, essayons autre chose.
Il guida Tran jusqu’à la plage et lui banda les yeux avec un foulard.
— Si tu ne veux pas être renversé par la prochaine vague, tu vas devoir la fendre avec ton épée. Tu penses pouvoir y arriver ?
— Oui !
Tran se plaça à nouveau en position offensive et, le moment venu, envoya son bras armé vers l’avant… trop tard. La vague l’enveloppa entièrement et le projeta au sol.
— Je vais réessayer… crachotta-t-il.
Mais son attitude trahissait sa fatigue. La lueur dans ses yeux s’était éteinte. Dai comprit que le pauvre garçon avait déjà atteint ses limites.
— Allez, ça suffit pour aujourd’hui.
Tran se remit debout en prenant appui sur son épée et tituba pour aller récupérer son sac.
— Tu veux que je te raccompagne ? demanda Dai.
— Non merci, ça va aller. J’ai hâte d’être à demain pour reprendre l’entraînement.
Dai fit la moue. Il commençait à regretter sa décision en voyant l’état dans lequel Tran se trouvait. Peut-être y était-il allé un peu trop fort ? Tran avait fait preuve d’une volonté remarquable mais, après tout, il avait fortement insisté pour suivre cet entraînement. Il était trop tard pour faire marche arrière, même si ses limites étaient mises à rude épreuve.
Dai et Gomé observèrent la silhouette de Tran se faire plus petite à mesure qu’il s’éloignait de la côte.
— Bonjour, maître !
Le lendemain matin, Tran se rendit sur la plage avec son entrain habituel.
— Je suis content de te voir, Tran. J’avais un peu peur que tu veuilles arrêter.
— N’importe quoi ! Si je t’ai demandé de me prendre comme élève, c’est parce que je suis prêt à dépasser mes limites !
Et c’est ainsi que l’entraînement reprit. Tran fit preuve d’une grande motivation, enchaînant les exercices, se relevant aussitôt après chaque chute, écoutant attentivement les directives de son maître et lui posant quelques questions. Néanmoins, il ne progressait pas vraiment et en était le premier désolé.
— Ne me laisse pas tomber, maître ! supplia-t-il.
Il leva sur Dai des yeux implorants, comme si celui-ci était la seule personne à avoir jamais cru en lui. Mais Dai restait perplexe. Quelque chose clochait et il ne comprenait pas quoi exactement. Il avait naïvement pensé que reproduire le programme d’Avan suffirait mais, de toute évidence, cela ne fonctionnait pas avec Tran. Et il en était sincèrement navré.
— Matoriv avait raison, soupira Dai, les yeux rivés sur le plafond de sa chambre d’auberge. Ce n’est pas donné à tout le monde d’être un bon enseignant.
— On dirait que ça ne se passe pas aussi bien que prévu ?
Pop, allongé sur le lit voisin, lui décocha un sourire narquois.
— Tu sais, le problème ne vient pas forcément de toi. Peut-être que ce garçon est tout simplement incapable de faire ce que tu lui demandes. Attends, tu imagines un peu si tout le monde pouvait se battre comme toi ? L’armée du Mal serait anéantie en un rien de temps.
Pop se redressa et vint s’asseoir à côté de son ami.
— J’ai suivi l’entraînement de maître Avan pendant un an, tu te souviens ? Et pourtant, il ne t’a fallu que quelques jours pour devenir un meilleur épéiste que moi.
— C’est vrai, mais…
— Écoute. La plupart des gens sont comme moi, pas comme toi. Ils ont besoin de temps pour apprendre et progresser. Alors fais les choses à son rythme, pas au tien, et ne te préoccupe pas du résultat. Il ne deviendra pas un grand guerrier en l’espace de quelques jours mais il sera certainement ravi d’avoir appris à tes côtés.
Le lendemain, Tran se présenta à l’heure. Les mots de Pop résonnaient encore aux oreilles de Dai : laisser Tran apprendre à son rythme sans se préoccuper du résultat ? Cela ne signifiait pas pour autant que leur entraînement ne porterait pas ses fruits. Alors ils reproduisirent les exercices habituels et Dai ne se montra pas plus indulgent que les jours précédents. Sans surprise, Tran perdit tous leurs duels mais se releva à chaque fois, et ce jusqu’à ne plus avoir la moindre force.
— Tran, j’ai bien réfléchi à tout ça… soupira Dai en s’approchant de lui. En toute honnêteté, je ne pense pas pouvoir t’aider à devenir plus fort.
— Quoi… ?
— Je ne suis pas un bon enseignant, je ne suis pas fait pour enseigner quoi que ce soit. J’ai voulu reproduire l’entraînement de maître Avan car c’est ce qui m’a permis de progresser rapidement, mais ça ne suffira pas. En fait, je pense que tu dois trouver un vrai maître, quelqu’un qui sera pour toi le mentor qu’Avan a été pour moi.
— Mais…
Le visage de Tran se tordit en une grimace peinée mais Dai semblait résolu à mettre un terme à leur entraînement.
— Je suis prêt à subir un entraînement encore plus rude ! s’exclama Tran avec désespoir. Je veux devenir un héros !
— Tran… ça ne changera rien. Je ne suis pas fait pour ça. Tu finiras bien par rencontrer un meilleur maître que moi.
— Mais je n’ai pas le temps d’en chercher un autre !
— Comment ça, « pas le temps » ? répéta Dai, confus.
Tran ne répondit rien, comme s’il venait de réaliser qu’il en avait trop dit. Il se mit alors à ramasser ses affaires.
— Tran, qu’est-ce que ça signifie ?
— Je suis trop fatigué pour continuer. On reprendra l’entraînement demain, d’accord ?
Et il détala sans jeter un regard en arrière.
— « Je n’ai pas le temps », hein ? Pop marmonna en s’allongeant sur son lit. Voilà qui est curieux.
— Je ne comprends pas ce que ça peut sous-entendre, soupira Dai.
— En tout cas, son objectif est clair. Il veut à tout prix suivre ton entraînement pendant ces quelques jours. Il doit y avoir une bonne raison derrière ça, mais laquelle ?
— Il a peut-être prévu d’affronter quelqu’un ?
— Hmm… peut-être qu’il ne lui reste plus très longtemps à vivre, fit Pop en se frottant le menton d’un air pensif.
— Hein ?!
— Imagine un peu : ses jours sont comptés car il souffre d’une maladie incurable. Alors il veut profiter du peu de temps qu’il lui reste pour accomplir son rêve et devenir plus fort. Pour rivaliser avec le héros qu’il admire tant et montrer à ses proches de quoi il est capable.
— Tu crois ?
— Je ne sais pas. En tout cas, je pense que c’est le genre de situation qui peut pousser quelqu’un à tout donner pour s’améliorer rapidement.
— Mais si Tran est mourant, ce n’est vraiment pas le moment de lui faire faire tous ces efforts.
— Où habite-t-il ?
— Hein ? fit Dai, surpris par cette question pour le moins inattendue.
— Est-ce que Tran habite dans la ville fortifiée de Papnica ?
— Je n’en sais rien…
— Tu ne lui as jamais posé la question ?
— On se contente de s’entraîner, on ne parle pas vraiment ensemble.
— Eh bien tu lui demanderas ça demain.
Dai sentit un frisson parcourir son échine. Il réalisait tout juste qu’après plusieurs journées passées en compagnie de Tran, il ne savait rien de lui.
Le lendemain, Tran ne se présenta pas à l’horaire convenu.
— J’imagine que c’est à cause de ce qu’il s’est passé hier, soupira Pop qui avait décidé d’accompagner son ami pour cette nouvelle séance.
— On pourrait peut-être partir à sa recherche ? suggéra Dai. Il ne doit pas habiter bien loin d’ici, après tout il était toujours à l’heure.
— Entendu, je t’accompagne.
Et c’est ainsi que les deux compagnons se mirent en route vers la ville. N’ayant pas la moindre idée du genre d’endroit dans lequel Tran pouvait bien habiter, ils résolurent de frapper à la porte de chaque maison. Sans succès.
— Toujours rien… soupira Pop en essuyant son front moite. On a écumé une bonne partie de la ville mais je ne sais pas si je tiendrai le rythme encore longtemps.
— Courage Pop, on y arrivera.
— Dai ! Pop !
Les garçons firent volte-face en entendant cette voix familière et Pop sembla retrouver toute son énergie en voyant la sage Amy marcher dans leur direction.
— Amy, vous êtes resplendissante aujourd’hui ! s’exclama-t-il d’une voix claire. Mais dites-moi, que faites-vous par ici ?
— Je vérifie l’avancement des travaux de reconstruction. Et vous donc ?
— Nous sommes à la recherche d’un garçon qui habite ici, mais on ne sait pas où exactement.
— Oh… fit Amy, songeuse. Eh bien, si vous connaissez son nom, vous devriez essayer de consulter les archives de la ville.
— Les archives ? répéta Dai, visiblement confus.
— Oui, les archives. C’est là que sont conservés tous les documents officiels de Papnica. Vous trouverez sûrement l’adresse de ce garçon dans le registre des familles.
— C’est une excellente idée ! Merci !
Dai détala à toute vitesse… puis revint aussi sec.
— Amy, où se trouvent ces archives ?
— Allons-y ensemble, je vais vous faire visiter.
Leurs recherches s’avérèrent fructueuses et, un peu plus tard dans la journée, les deux garçons finirent par s’approcher de la maison dont ils avaient trouvé l’adresse dans un registre des archives.
— Alors c’est ici que Tran habite ? se demanda Dai.
Le bâtiment qui se dressait face à eux n’était pas tout à fait une maison ordinaire. En effet, de nombreux visiteurs entraient et sortaient du rez-de-chaussée : des hommes en habits de voyage, des femmes en armure, des personnes âgées et même des couples avec leurs enfants. Une alléchante odeur de viande cuite et de pain chaud s’échappait de la porte, titillant l’estomac des deux garçons.
— On dirait qu’il s’agit d’un restaurant ! s’exclama Pop. Et pas n’importe lequel, il y a tellement de clients !
— Entrons !
Dai poussa la porte et Pop le suivit à l’intérieur. Un serveur se précipita aussitôt dans leur direction.
— Bienvenue ! Puis-je prendre votre commande ?
— Tran !
— M-maître ?
Tran baissa honteusement la tête et entraîna aussitôt les deux garçons dans l’arrière-boutique.
— Je suis désolé ! geignit-il alors. Je ne voulais vraiment pas sauter l’entraînement mais je n’avais pas le choix…
— Tu es un garçon bien mystérieux, répondit Dai. Pourquoi ne pas m’avoir prévenu ?
— C’est que… je ne savais pas trop comment t’en parler…
— Tu peux tout me dire, tu sais. Même s’il s’agit d’une maladie grave, il y a peut-être un moyen de la traiter.
— Hein ?
Tran écarquilla les yeux, complètement abasourdi. Pop ne l’était pas moins.
— Alors, c’est vrai ? insista Dai. Combien de temps te reste-t-il à vivre ?
— Mais je ne suis pas malade !
Dai hocha la tête, comprenant que Pop avait exagéré la situation une fois de plus et qu’il l’avait bêtement cru.
— Dans ce cas, pourquoi es-tu parti si brusquement hier ? s’enquit-il. Ai-je dit quelque chose qui t’a mis en colère ?
— Non, pas du tout. C’est juste que…
Alors qu’il allait enfin s’expliquer, Tran fut interrompu par un cri perçant suivi d’un fracas de vaisselle cassée.
— Ils sont revenus !
Tran s’élança aussitôt en direction de la salle, Dai et Pop sur les talons. Ils y trouvèrent une pauvre femme prostrée aux pieds d’un groupe d’hommes à l’allure disgracieuse typique des voyous.
— Alors comme ça, c’était un malentendu ?
Un homme mince au dos voûté, qui avait tout l’air d’être le chef de la bande, s’adressait à la femme qui s’empressait de ramasser les débris de vaisselle. Elle marmonna quelque chose mais il lui asséna un coup de pied pour la faire taire.
— Arrêtez !
Alors que le voyou s’apprêtait à récidiver, Tran et Dai s’interposèrent.
— Encore toi ? gronda l’homme. T’en as pas eu assez la dernière fois ? Et en plus tu ramènes un copain ?
— C’est mon maître ! répondit fièrement Tran.
Et le voyou d’éclater de rire.
— Ton maître, ben voyons ! Et qu’est-ce qu’il pourrait bien t’apprendre, hein ? Comment jouer à la dînette ?
Ses acolytes pouffèrent à leur tour. Pop, qui s’était tenu en retrait jusqu’alors, se raidit. Dai fit de même, portant la main à sa ceinture pour dégainer son épée. Ils ne pouvaient décemment pas rester les bras croisés devant une scène aussi révoltante, mais Tran les devança en faisant un pas vers l’avant.
— Je vous ordonne de quitter cet endroit immédiatement.
L’homme au dos voûté le dévisagea. Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence déroutant. Les voyous finirent par s’esclaffer en chœur mais cela ne sembla pas perturber Tran outre mesure.
— Écoute, reprit le chef de la bande une fois calmé. J’partirai uniquement quand on m’aura rendu mon argent.
— Partez maintenant. Si vous insistez, je ferai intervenir l’armée royale.
— Fais donc, gamin, mais n’espère pas un miracle. J’suis dans mon droit.
L’homme extirpa un morceau de papier de sa poche et l’agita sous le nez de Tran.
— Vise un peu ça : c’est une reconnaissance de dette. Tu sais sûrement pas trop ce que ça signifie, mais il est écrit juste ici que ton père me doit quinze mille pièces d’or.
— Je ne vous crois pas !
— Tu ferais bien d’apprendre à lire !
Dai, qui était resté silencieux tout ce temps, commençait enfin à comprendre de quoi il en retournait vraiment. Cet homme devait avoir prêté de l’argent aux parents de Tran qui, pour une raison encore inconnue, ne l’avaient pas remboursé en temps voulu. D’où cette véhémence. Si Dai aurait bien voulu vérifier le contenu de cette reconnaissance de dette mais il ne savait tout simplement pas lire.
Comme s’il avait entendu les pensées de son ami, Pop tendit la main en direction de l’homme voûté.
— Montrez-moi ça.
Le type renifla d’un air dédaigneux mais accepta de lui donner le papier. Pop se mit à le lire attentivement.
— Tran, ton père s’appelle bien Ritans ? demanda-t-il.
— Oui…
— Et j’imagine que vous êtes le dénommé Goon.
Pop fit claquer sa langue avec agacement et rendit la reconnaissance de dette à son propriétaire.
— Malheureusement, ce document lui donne raison. Mais le pire dans tout ça, c’est que ton père a accepté d’abandonner ses droits sur ce restaurant s’il ne parvient pas à rendre l’argent dans les temps.
— Quoi ?! cria Tran, abasourdi. Ce n’est pas possible, c’est un mensonge…
Goon partit d’un rire aussi aigu que triomphal. Tran serra les poings et baissa les yeux, incapable de répondre quoi que ce soit.
— Eh ouais, ton père est un bon à rien ! Le pire des bons à rien, même ! Il emprunte de l’argent qu’il ne rend pas, puis crève histoire de causer encore plus d’ennuis à sa famille !
— Mon père n’est pas un bon à rien !
Dai bondit juste à temps pour empêcher Tran de se jeter sur Goon, qui se contenta de sourire fièrement.
— J’compte sur toi pour m’rendre mon argent.
Et il agita la main avant de se retirer, ses acolytes sur les talons. Il ne restait plus que les trois garçons et la femme à l’intérieur. Une fois le calme revenu, Tran abattit rageusement son poing sur la table la plus proche. Le choc sembla résonner longtemps dans la salle vide.
Dai et Pop apprirent que la pauvre femme agressée par la bande de Goon n’était autre que Miya, la mère de Tran. Après avoir retrouvé ses esprits, elle leur proposa de s’asseoir dans la pièce de vie située en retrait de la salle.
— Je suis vraiment navrée que vous ayez assisté à une telle scène, soupira-t-elle.
— Ne vous inquiétez pas pour ça, madame, la rassura Dai. Donnez-nous plutôt des détails sur cette histoire de dette.
— Notre famille a toujours tenu ce restaurant à Papnica, commença-t-elle d’une voix encore hésitante. Les clients ont afflué très tôt et notre cuisine est rapidement devenue l’une des plus réputées dans le coin.
Les estomacs de Dai et Pop grondèrent d’envie.
— Cependant, poursuivit Miya, les choses se sont gâtées et des rumeurs sans fondement ont commencé à faire croire que notre viande était avariée, que nos champignons étaient vénéneux, que nos serviettes étaient des bandelettes de momignons… Nous avons ensuite découvert que ces accusations venaient du propriétaire d’un autre restaurant, qui trouvait que notre activité concurrençait sérieusement la sienne. Mon mari a fini par le confronter et lui a demandé d’apporter des preuves pour justifier ses dires. Bien entendu, cela n’a servi à rien puisqu’il n’y avait pas de preuves à fournir.
— Et ensuite ?
— Ensuite, mon mari a fini par en venir aux mains. Il est allé trouver ce restaurateur et ils se sont violemment battus. C’est une solution discutable mais, depuis, les rumeurs ont cessé et les clients ont fini par revenir. Quant à cet autre restaurateur, sa réputation en a pris un coup et il a fermé boutique.
— Cet homme à l’origine des rumeurs…
— Oui, c’est Goon. Il n’a pas digéré cette défaite.
— Alors il a troqué son tablier de cuisinier pour devenir un escroc ? pesta Pop. Quelle ordure.
— Il n’était pas vraiment cuisinier, l’informa Miya. Il était juste prêt à tout essayer pour se faire un nom dans le coin.
— Tran, ton père… fit Dai, hésitant. Goon a laissé entendre que…
— Oui, il est mort pendant le siège de Papnica.
Dai baissa les yeux, regrettant presque d’avoir osé poser une telle question. Tran tenta de le rassurer avec un sourire.
— Tu n’as pas à être désolé, dit-il. Les faits sont les faits, il est mort et on n’y peut rien.
— Qu’allez-vous faire maintenant ? demanda Dai. Après tout, Goon a une reconnaissance de dette en sa possession.
— Je suis certain qu’il essaie de nous tendre un piège, affirma Tran, les traits à nouveau tirés par la détermination. Notre activité est en plein essor depuis un bon moment. Papa n’avait aucune raison de s’endetter, encore moins de mettre le restaurant en jeu. Cette reconnaissance de dette ne peut qu’être fausse.
— Tran, je crois que nous devrions laisser tomber, soupira Miya, résignée. Cédons-lui le restaurant et n’en parlons plus.
— Hors de question, refusa son fils en esquissant un sourire. Dai et Pop vont nous aider à trouver une solution.
Et il invita sa mère à aller se reposer afin qu’il puisse discuter de la suite des événements avec les deux garçons.
— Tran, reprit Dai, ta mère n’est pas au courant que tu t’entraînes avec moi, n’est-ce pas ?
— En effet, répondit Tran en hochant la tête. Elle n’aimerait pas savoir que je veux marcher dans les pas de mon père.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ? Tu veux qu’on aille régler son compte à Goon ?
— Non. Je suis ravi que vous acceptiez de m’aider mais c’est mon combat, pas le vôtre.
Sur ces paroles, Tran quitta la pièce puis le restaurant, laissant Dai et Pop seuls à l’intérieur.
— Il a fait une promesse à son père.
Les garçons sursautèrent en réalisant que Miya les avait à nouveau rejoints.
— Mon mari est mort en protégeant Tran, sanglota-t-elle. Le pauvre petit était acculé… les monstres allaient le tuer…
Dai sentit son coeur se serrer en comprenant que Tran avait vu son père mourir sous ses yeux. Il n’avait certes pas eu la chance de connaître ses propres parents mais imaginer cette scène lui rappelait la mort de maître Avan. Ce doux sourire qui ne quittait pas son visage alors que la douleur déchirait tout son être. L’émotion provoquée par ce souvenir gonfla dans sa poitrine comme pour la faire exploser.
— Tran essaie simplement de prendre soin de moi car son père n’est plus là pour le faire, hoqueta Miya, implorant Dai de ses yeux rouges et gonflés. Protégez-le, je vous en supplie…
Dai se redressa et répondit d’une voix forte pour la rassurer :
— Ne vous inquiétez pas, madame, on s’en occupe.
— Alors ? Qu’est-ce que tu comptes faire ?
Sur le chemin du retour, Pop tentait de comprendre ce que son ami pouvait bien avoir en tête mais celui-ci ne répondait pas à ses questions. Il n’y avait pourtant pas trop à réfléchir ; après tout, cette bande d’escrocs ne pouvait pas être très redoutable en comparaison avec les ennemis qu’ils avaient défaits jusqu’à présent. Certes, l’héroïsme de Tran serait davantage célébré s’il parvenait à régler cette affaire tout seul, mais il y avait aussi de bonnes chances qu’il en sorte perdant, voire mort. Et finalement, en tant que maître de Tran, Dai ne se devait-il pas de le protéger ? Un rôle décidément bien difficile à assumer.
Il ne leur restait plus que trois jours avant la fin de l’entraînement et Tran avait décidé de pratiquer seul, sans son maître. Il n’avait pourtant pas l’air fâché – il avait simplement déclaré qu’il allait faire de son mieux pour progresser de son côté. En y repensant, Dai ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine frustration. Devait-il mettre un terme définitif à leur entraînement et abandonner son rôle de professeur ? Après tout, Tran était maintenant aveuglé par son désir de vengeance. Dai ne savait plus comment l’aider.
— Attention !
Dai poussa un petit cri à cause du choc. Il venait de percuter un vieil homme vêtu d’une armure. Il était tellement préoccupé par la situation de Tran qu’il avait oublié de regarder où il mettait les pieds.
— Monsieur Baduck ! Désolé, j’avais la tête ailleurs…
— Ne t’inquiète pas pour ça, mon garçon ! le rassura le vieux guerrier avant de repartir aussitôt.
Dai l’observa pensivement. Se pouvait-il que… ?
Tran se tenait devant la porte du restaurant, son épée en bois attachée dans le dos. Il avait enfilé des vêtements légers et noué un bandeau blanc autour de sa tête. Il sourit légèrement en voyant Dai et Pop venir dans sa direction.
— Bonjour maître ! le salua-t-il. Je suis content de vous voir mais…
— Tran… l’interrompit Dai en le fixant droit dans les yeux. Je comprends parfaitement que tu veuilles venger ton père par toi-même et je te promets que je ne m’en mêlerai pas.
— Moi non, plus d’ailleurs, renchérit Pop. Il ne faudrait pas que j’aie l’air trop cool.
— On te souhaite bonne chance.
Tran les remercia, les yeux voilés de larmes. Pop lui tapota l’épaule pour l’encourager puis alla se tapir dans l’ombre avec Dai. Bien entendu, ils n’avaient aucune intention de tenir la promesse qui venait d’être faite. Au moindre signe de danger, ils se jetteraient à la rescousse de Tran. Miya, quant à elle, observait la scène depuis l’intérieur du restaurant. Ses yeux croisèrent ceux de Dai. Il était prêt à protéger son fils, comme elle le lui avait demandé. Il allait tenir parole. C’est du moins ce qu’il essayait de lui faire comprendre à travers son regard.
Enfin, Goon et ses acolytes finirent par apparaître au coin de la rue. Comme ils s’approchaient du restaurant, Tran dégaina son épée et bondit pour leur barrer le chemin.
— Décidément, t’es bien le fils de ton père ! s’esclaffa Goon, la bouche tordue en un rictus mauvais.
D’un signe de main, il ordonna à ses compagnons de ne pas intervenir puis empoigna sa propre épée de bois.
— Vous ne récupèrerez pas notre restaurant, gronda Tran.
— Ben voyons ! Saleté de gamin…
L’expression moqueuse de Goon se mua soudain en une grimace choquée. Il avait tout juste eu le temps de lever son épée pour parer l’attaque de Tran, et la puissance avec laquelle ce coup avait été asséné était surprenante. Il n’eut d’ailleurs pas le temps de reprendre ses esprits – Tran se mit aussitôt à renchérir, le frappant au niveau de la tête, des bras, du cou, de la poitrine, des côtes, avec des coups si vifs et puissants que l’escroc ne pouvait que rester en position défensive. Dai était si impressionné qu’il faillit en tomber à la renverse. Tran était assurément devenu bien plus fort et habile qu’au début de leur entraînement. Tous ces exercices avaient porté leurs fruits.
Tout à coup, Dai sentit une présence dans son dos et fit volte-face. Était-ce un badaud attiré par le tumulte du duel ? Ou un complice de Goon préparant une attaque surprise ? Mieux valait assurer les arrières de Tran, alors Dai s’avança jusqu’au bâtiment suivant.
— Où vas-tu ? chuchota Pop en lui emboîtant le pas.
— J’ai aperçu une silhouette près du mur. C’est peut-être un de ces voyous…
Ils s’approchèrent encore un peu, juste assez pour réaliser que le nouvel arrivant n’était autre que…
— Monsieur Baduck ?! Qu’est-ce que vous faites ici ?
Le vieil homme se tourna brusquement dans leur direction, l’air embarrassé.
— C’est que… bredouilla-t-il en baissant les yeux. Eh bien, je m’inquiète pour lui.
— Vous étiez au courant ?
— Eh bien, pour être honnête, je l’ai pris comme élève tout récemment.
Dai comprit alors que, ces derniers jours, Tran était loin de s’entraîner seul dans son coin : il suivait en réalité les enseignements de Baduck.
— Je savais que tu l’avais pris sous ton aile mais je l’ai aperçu en train de s’exercer seul, continua Baduck. Je ne dis pas que ton entraînement a été inutile, loin de là… j’ai seulement pensé que je pourrais lui apprendre quelques petites choses. Après tout, j’ai été professeur d’escrime pour l’armée de Papnica…
— Pas étonnant que Tran ait autant progressé, conclut Dai.
Bien que confus par cette nouvelle inattendue, il savait qu’il ne devait pas culpabiliser. Il n’avait pas la trempe d’un enseignant. Il n’avait même passé que quelques jours en compagnie de son propre maître. Sans compter, comme l’avait souligné Pop, que ses propres capacités ne pouvaient aucunement être comparées avec celles des autres garçons de son âge. Était-ce vraiment possible d’apprendre à devenir un héros ? Dai commençait enfin à comprendre ce que Matoriv avait voulu dire.
— Vous avez bien fait, monsieur Baduck, reprit-il. Je suis heureux de voir que Tran est devenu plus fort.
Leur conversation fut interrompue par un cri. C’était la voix de Tran. Il venait d’esquiver de justesse un violent coup porté par Goon, coup qui aurait bien pu décider de l’issue du duel.
— Sale mioche ! rugit l’escroc. Tu veux te comporter en adulte, hein ? Alors j’vais te traiter comme tel !
— Tran !
Dai ne put s’empêcher de sortir de l’ombre pour repousser Goon d’un violent coup de poing.
— Maître ! s’exclama Tran. Pourquoi as-tu rompu ta promesse ?
— Tu sais, Tran… il n’y a rien de mal à compter sur ses amis quand on est en difficulté.
— Maudit gamin !
Goon, qui avait repris ses esprits, empoigna son épée et se rua sur Dai. Au moment où le morceau de bois s’abattit sur lui, Dai fit un pas de côté et envoya son assaillant rouler plus loin d’un seul coup de coude. Mais ce répit fut de courte durée.
— Plus un geste !
Dai fit volte-face alors que l’un des acolytes de Goon se jetait sauvagement sur lui en brandissant un poignard. Il était trop tard pour réagir.
— Argh !
Le voyou s’effondra aux pieds de Dai avec un gémissement pathétique. Derrière lui se dressait Baduck, épée au poing.
— Tu vois ? lança Dai en se tournant à nouveau vers Tran. On ne peut pas toujours s’en sortir seul.
Et Tran hocha la tête en souriant.
Ainsi commença une bataille acharnée entre les deux groupes. Pop se jeta à son tour dans la mêlée pour soutenir ses amis face aux voyous, lesquels ne purent pas leur tenir tête bien longtemps. Quelques instants plus tard, ils étaient tous au sol.
— Qu’est-ce qu’on va bien faire d’eux ? se demanda Dai.
— Je peux les conduire au palais, proposa Baduck.
— Je ne sais pas trop…
— Pas la peine d’être gentil avec eux, Dai, rétorqua Pop. Ils ont bien failli ruiner la famille de Tran.
— Dai… ?
Goon, qui se trouvait à leurs pieds, leva la tête. Ses yeux étaient brillants. Il se mit à sangloter piteusement.
— Dai, le héros de Papnica… ? C’est toi ?
— Oui, et alors ? gronda Pop.
— Tu m’étonnes… on n’avait aucune chance…
Goon essuya ses larmes et leva à nouveau les yeux vers Dai.
— Un héros qui tabasse sans pitié quelqu’un qui veut juste récupérer son fric, c’est du joli.
— Qu’est-ce que tu racontes encore ? répliqua Pop. Tu finis par croire tes propres mensonges.
— Mes mensonges ? Tu m’accuses sans preuves.
Dai ne savait pas comment répondre. Goon n’avait pas tort – ils avaient beau être certains que la reconnaissance de dette était fausse, il leur restait encore à le prouver.
— Attendez voir.
Tout le monde tourna la tête en direction du vieil homme qui s’approchait d’eux. C’était Matoriv. Il souriait.
— Vous avez raison, lâcha-t-il à l’attention de Goon. Dai est capable de mettre hors d’état de nuire tout individu dont il se méfie.
Ces mots bouleversèrent le pauvre Dai. Il venait de sauver Tran et voilà que Matoriv débarquait sans crier gare pour le réprimander publiquement.
— Mais, maître Matoriv… commença-t-il. Cet homme est évidemment un escroc…
— Peux-tu le prouver ?
— Je suis sûr que maître Matoriv pourrait déterminer si le document est authentique, affirma Pop.
— Un document ? répéta le vieux mage en se tournant vers Goon. Montrez-le moi.
Il tendit la main et Goon hésita quelques instants avant de lui confier le papier, évidemment à contrecœur. Il ne semblait pas lui faire confiance.
— Intéressant…
Matoriv leva le bras pour que tout le monde puisse voir le document.
— Regardez attentivement, fit-il. À Papnica, la règle veut que les certificats authentiques soient toujours réalisés sur du papier magique qu’il est impossible de brûler. Vous comprenez donc que s’il s’agit d’un vrai contrat, mon Mera ne devrait pas l’abimer.
Des flammes jaillirent de la paume de Matoriv. Goon se redressa d’un bond mais il était trop tard : de son document ne restaient déjà que des cendres noires.
— Salaud ! hurla-t-il.
— Monsieur Matoriv ! Je vous cherchais !
Goon n’eut pas le temps d’attaquer Matoriv car la sage Amy les rejoignit en toute hâte, au grand étonnement des garçons. À bout de souffle, la jeune femme donna un morceau de papier à Matoriv.
— Le voici, comme vous me l’avez demandé.
— Je te remercie.
Matoriv s’empara du document et leva sa main libre pour lancer un deuxième Mera. Cette fois, le papier demeura parfaitement intact.
— Il ne brûle pas ! s’exclama Dai.
— Je vous l’avais bien dit, sourit Matoriv. Les documents authentiques sont protégés.
Il rendit le deuxième papier à Amy et lui demanda d’en faire la lecture.
— Alors… commença-t-elle, parcourant le texte des yeux. « Je soussigné, Ritans, accepte de prêter 15 000 pièces d’or au dénommé Goon. La période de remboursement convenue entre nous est de deux ans. »
— Quoi ? s’écria Dai. Mais c’est… c’est le contraire de ce que Goon affirmait !
— J’ai trouvé ce document dans les archives, précisa Amy. Il ne peut qu’être authentique.
— Et bien sûr, personne n’irait emprunter de l’argent à quelqu’un qui lui en doit.
Goon, qui s’était mis à trembler, s’écroula sur les genoux. Il avait perdu.
Deux soldats de Papnica vinrent l’arrêter pour falsification de documents. Il s’évanouit dans leurs bras lorsqu’ils se saisirent de lui, mais cela ne les empêcha pas de le traîner jusqu’au château. Une fois le calme revenu, Tran se jeta dans les bras de Dai et se mit à sangloter.
— Heureusement que je me suis inquiété pour vous, soupira Matoriv. Vous avez bien failli exposer cet enfant à un grave danger avec vos conseils malavisés.
— Vous avez raison, c’était trop risqué… Merci pour votre aide.
— Oh, je n’ai pas fait grand-chose, répondit Matoriv. C’est cette brave fille qu’il faut remercier.
En prononçant ces mots, il posa la main sur l’épaule d’Amy d’une manière qui se voulait nonchalante.
— Pourquoi fais-tu tout ça pour moi, hmm ? Tu ne peux pas t’en empêcher, n’est-ce pas ? sourit-il.
— Pardon ?
— Allons, allons… ne sois pas gênée, il n’y a rien de mal à être tombée sous mon charme.
La main vicieuse du vieux mage commença à glisser vers la taille d’Amy.
— J’ai agi dans l’intérêt moral de notre pays ! rétorqua-t-elle en se dégageant brusquement.
Matoriv ne trouva rien à répondre et se contenta de faire claquer sa langue comme un enfant vexé.
Ainsi, l’affaire fut close et le restaurant de Tran et Miya recommença à prospérer comme avant. Les affaires ne pourraient d’ailleurs que mieux marcher à mesure que la reconstruction de Papnica allait progresser. Il ne leur resterait plus qu’à maintenir la qualité de leur service.
En témoignage de sa gratitude, Tran invita Dai et ses amis à dîner. Tous conclurent que s’ils habitaient Papnica, ils seraient assurément des clients réguliers de l’endroit.
Vint enfin l’inévitable moment des adieux.
— Maître Dai, je t’en prie… tu voudras bien m’entraîner à nouveau quand tu auras vaincu l’Empereur du Mal ?
— Ouais, accepta Dai. Ça me laissera aussi le temps de devenir plus pédagogue.
— Je pourrais t’apprendre les rudiments de l’enseignement, ajouta Baduck d’un ton un peu trop enthousiaste.
— Oui, pourquoi pas, fit Dai, quelque peu gêné.
Il se tourna ensuite vers Tran et lui mit les mains sur les épaules.
— Je compte sur toi pour garder à l’esprit ce que cette mésaventure nous a enseigné : n’hésite pas à demander de l’aide quand tu as un problème.
— Oui, maître !
Tran dégaina son épée et la brandit fièrement. Le bois luisait discrètement. Son esprit combatif s’éveillait enfin.
Merci infiniment pour cette initiative ! Effectivement on ne va pas se mentir on n'est pas sur de la grande littérature, en revanche c'est toujours plaisant de retrouver nos héros et d'imaginer leurs échanges et l'action si cela avait été réalisé sous forme de planche.
Pressé de lire le reste, en particulier le BG immortel ! MERCI !
Tout le plaisir est pour moi !
Je reconnais que le texte est assez fade là où les novelisations des opus principaux, par exemple, me semblent plus élaborées sur le plan purement narratif. Peut-être est-ce pour garder le dynamisme du manga ou pour cibler un public plus jeune, je ne sais pas trop. D'un côté ça rend le tout plus simple à traduire, de l'autre ça donne l'impression que le résultat pourrait être meilleur. Mais du moment que ça convient aux fans, tant mieux ! ^^
Chapitre 2 – Un vaisseau fantôme apparaît
Un garçon se dressait sur le pont du bateau voguant depuis Romos vers Papnica, sous un ciel azur, entouré par le doux bruit des vagues. Ce n’était autre que le mage Pop.
— Gira !
Un éclair de lumière jaillit de sa main et fila par-dessus les vagues, comme pour atteindre l’horizon. Pop sembla satisfait par la puissance de ce sort qu’il avait appris tout récemment, et qui deviendrait sans aucun doute un atout non négligeable dans la lutte contre l’armée du Mal. Pop était déjà tout excité à cette idée.
De toute évidence, il n’était plus tout à fait le même qu’avant.
Peut-être le tournant s’était-il amorcé le jour où, après avoir évité le combat contre Crocodine, il avait décidé de retourner l’affronter seul pour protéger ses amis. Il se demandait parfois comment il avait pu trouver le courage d’agir ainsi. Dans le fond, la réponse était plutôt simple : il avait commencé à croire en lui-même, petit à petit. Il était maintenant résolu à ne plus fuir le combat, et ce même si l’ennemi paraissait invincible. Certes, quelques instants plus tôt, il s’était réfugié derrière Maam lorsqu’un monstre avait bondi hors de l’eau. Mais c’était un cas de force majeure, il avait été pris par surprise. Dans d’autres conditions, il se serait évidemment empressé de faire rôtir le poisson avec un Gira. En tout cas, il devrait faire en sorte de réagir ainsi la prochaine fois, histoire d’effacer le souvenir de cette scène.
Pop leva les yeux en direction de l’horizon. Une mer d’un bleu parfait s’étendait à perte de vue.
Plusieurs jours s’étaient déjà écoulés depuis leur départ de Romos mais la distance qui les séparait encore de Papnica semblait considérable. Pop se demandait si la suite de leur voyage allait vraiment se dérouler sans embûches. Ce serait bien sûr un soulagement, mais aussi une petite déception.
Comme il s’attardait sur ces pensées, le navire s’immobilisa. En plein milieu de la mer. Le vent venait de tomber et le drapeau au sommet du mât reposait piteusement, immobile. Ce n’était pas normal.
Il se retrouva tout à coup enveloppé d’une brume blanche, laiteuse. Il tendit le bras et se rendit compte qu’il ne pouvait même pas distinguer le bout de ses doigts. C’était comme s’il venait de toucher un nuage.
Un pressentiment désagréable le fit frissonner. Ce ne pouvait pas être une attaque sournoise de l’armée du Mal, après tout le capitaine avait assuré que le navire était enduit d’eau sacrée. D’ailleurs, le monstre apparu plus tôt dans la journée avait rapidement pris la fuite en touchant le bastingage. Mais si l’attaque venait du ciel… ?
Pop secoua la tête comme pour se débarrasser de ces pensées. C’est alors que deux silhouettes firent leur apparition devant lui, au beau milieu du brouillard.
— Que se passe-t-il, Pop ?
Maam et Dai le surprirent en s’approchant de lui.
— Je ne sais pas, grogna-t-il. Le vent est tombé d’un coup et le brouillard est apparu aussitôt.
— Je me demande si c’est un phénomène naturel.
— Probablement pas.
Le capitaine du navire venait de répondre à la question de Maam. Il apparut à son tour au beau milieu de la brume.
— Ce n’est pas la première fois que j’assiste à ce phénomène, ajouta-t-il.
— Et si c’était une attaque de l’armée du Mal ? demanda Dai.
— Ils auraient déjà eu largement le temps de lancer l’assaut.
— Alors quoi, on vient d’entrer dans le monde des démons, c’est ça ?
Pop avait fait cette remarque sur le ton de la plaisanterie mais elle ne fit rire personne.
— Un bateau à dix heures !
Le capitaine les abandonna aussitôt qu’il entendit l’annonce de son matelot. Pop et ses amis le suivirent après s’être entendus d’un simple signe de tête.
Une immense ombre noire se profilait devant eux, recouvrant le pont petit à petit. Le brouillard les avait empêchés d’apercevoir le vaisseau dont ils s’étaient approchés. Le capitaine, quant à lui, restait sans voix. Tous levèrent les yeux pour apercevoir un navire aussi grand que celui sur lequel ils se trouvaient, mais à l’apparence bien plus singulière : toutes les voiles étaient déchirées, deux des trois mâts étaient affaissés en diagonale du pont, et la coque semblait criblée de trous. Avec une telle allure, ce bateau aurait dû sombrer dans les fonds marins.
— Il doit être à la dérive depuis un bon bout de temps.
— Et s’il y avait encore quelqu’un à bord ? Nous devrions aller vérifier !
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée, observa Pop.
Le pont semblait désert et aucune lumière ne s’échappait des hublots. Il s’agissait probablement plus d’un navire fantôme que d’un navire à la dérive.
— Je ne sais pas ce qu’il s’est passé sur ce bateau mais je doute que quelqu’un ait survécu.
Pourtant, Pop était comme tétanisé. Son inquiétude était telle qu’il ne parvenait plus à bouger. En fait, il se sentait… observé. Quelque chose en son for intérieur lui conseillait de ne pas monter sur le vaisseau fantôme. Ce n’était pas une certitude ni même une intuition, juste un vague sentiment. Il était d’ailleurs bien incapable de l’expliquer à ses amis ; et même s’il essayait de le faire, ils finiraient de toute façon par croire qu’il faisait simplement preuve de lâcheté, une fois de plus.
Puis Pop lâcha un cri.
Sur le pont voisin, là où personne n’était censé se trouver, était apparue une silhouette noire.
— On dirait qu’il y a un survivant !
Dai et Maam levèrent les yeux dans la direction indiquée par Pop, mais la silhouette avait déjà disparu.
— Mais… Pop, il n’y a personne ?
— Impossible, j’ai vu quelqu’un !
Pop rassembla son courage et sauta sur le pont du navire abandonné. Il en fit rapidement le tour et constata qu’il n’y avait aucune trace de présence humaine.
— Vous pensez que ce bateau a été attaqué par l’Armée du Mal ?
— C’est possible.
Maam hocha la tête pour approuver la réponse de Dai.
— Si Pop a vraiment aperçu quelqu’un, c’est sans doute un survivant.
— Je l’espère…
Pop ne pouvait s’empêcher de laisser son inquiétude prendre le dessus. Pourtant, le seul moyen de se rassurer était d’aller voir par lui-même.
— Ce n’est pas très raisonnable d’envoyer un mage en première ligne.
— Je sais, mais… commença Pop en faisant un pas en arrière. Je veux être le premier à comprendre ce qu’il se passe vraiment ici.
En osant prendre les devants, Pop tenait à montrer à ses amis qu’il avait changé, qu’il n’avait plus peur. Il n’en dit rien mais Dai esquissa un sourire, comme s’il avait tout compris.
— Dans ce cas, pars en éclaireur et préviens-nous tout de suite si tu vois quelque chose.
— Compte sur moi.
Pop resserra son bandeau autour de son front pour se donner une contenance. Dai et Maam le rejoignirent sur le pont et ils entrèrent tous trois dans la cale. Le battant donnait sur un couloir faiblement éclairé par de nombreux de chandeliers.
— On dirait que ces bougies viennent d’être allumées.
— Vous sentez cette odeur ? demanda Dai en plissant le nez.
— Quoi ? Ça t’étonne qu’un navire délabré sente le moisi ?
— Non, au contraire, ça sent… ça sent plutôt bon.
Maam huma l’air à son tour.
— C’est vrai. On dirait… une odeur de soupe.
— Mais qu’est-ce que vous…
Pop ne termina pas sa phrase. Un fumet alléchant venait tout juste de lui chatouiller les narines. Ses amis avaient raison. Ce navire sombre et inquiétant sentait le pain frais, le beurre et la soupe. Une odeur chaude et accueillante, comme si le repas était servi de l’autre côté du couloir.
— Qu’est-ce qu’on fait, Pop ?
— C’est peut-être un piège… mais on devrait essayer d’aller voir ça de plus près, juste pour tirer cette histoire au clair.
Ses amis hochèrent la tête et continuèrent leur chemin jusqu’à se trouver devant une porte close. L’odeur émanait de la pièce qui se trouvait juste derrière. Pop compta jusqu’à trois et ouvrit la porte d’un coup sec.
Ils pénétrèrent alors dans une luxueuse salle à manger au centre de laquelle trônait une table préparée pour trois convives. Du pain, de la salade, de la soupe, de la viande. Ils ne s’étaient pas trompés.
— Eh bien… on dirait que nous sommes les bienvenus.
Pop s’empara d’un bol de soupe encore fumant et sentit ses paumes se réchauffer. Mais tout à coup, un frisson secoua son corps et il lâcha le plat qui se brisa à ses pieds. Ce n’était pas une soupe comme les autres. Il l’avait compris au seul contact du bol.
Il sentit alors que sa tête commençait à tourner. Il perdit l’équilibre et tomba à genoux.
— Dai, Maam ! cria-t-il alors qu’il sentait ses forces l’abandonner. Cette nourriture est dangereuse… n’y touchez pas !
Et alors qu’il croyait être sur le point de perdre connaissance, le monde se stabilisa à nouveau autour de lui et son malaise disparut aussi vite qu’il s’était manifesté. Il put se relever sans problème, les jambes bien ancrées dans le plancher.
— Qu’est-ce que… marmonna-t-il.
Ses deux amis se tenaient près de lui, toujours en forme.
— Dites, vous n’avez rien touché ?
Il n’entendit qu’un drôle de gémissement en guise de réponse. Quelque chose clochait. Dai et Maam n’étaient plus les mêmes. Leurs yeux luisaient d’un éclat rougeâtre et des grondements sourds s’échappaient de leurs gorges. C’était comme s’ils avaient perdu leur humanité.
— Mais qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? couina Pop en reculant.
Il eut tout juste le temps d’esquiver un rayon de chaleur sorti de nulle part. Un Gira, à n’en pas douter. Il leva les yeux et eut l’impression de regarder dans un miroir. Un garçon qui lui ressemblait à s’y méprendre se dressait face à lui, le bout de son bâton encore fumant. C’était lui qui venait de jeter le sort d’incandescence.
— T’es qui, toi ? s’exclama Pop. Pourquoi tu copies mon apparence ?
En guise de réponse, il ne reçut qu’une série de Gira qu’il tenta d’éviter du mieux qu’il le put. Il était dans l’impossibilité de contre-attaquer efficacement, jusqu’au moment où les rayons cessèrent de pleuvoir autour de lui. Il se prépara aussitôt à riposter en chargeant son bâton d’énergie magique, mais finit par s’apercevoir que son adversaire avait disparu.
Il balaya alors les environs du regard et constata qu’il se tenait au beau milieu d’une pièce inconnue. Vide. Seul le craquement du bois se faisait entendre autour de lui.
— Qu’est-ce que… ?
Était-il arrivé ici à force de courir pour éviter les attaques ? Ou avait-il été téléporté de force par son double ? Il n’avait absolument aucune conscience de ce qui avait bien pu se produire. Pris de panique, il se jeta sur la porte et se précipita dans la pièce voisine. Elle était tout aussi vide et inquiétante que la première.
— Bon sang !
Il passa ainsi d’une pièce à l’autre, ouvrant des portes et débouchant à chaque fois sur des pièces et des couloirs lugubres. Rien ne lui paraissait familier. Son esprit commençait à s’embrouiller.
Comment s’était-il retrouvé piégé ainsi ? Était-ce parce qu’il avait touché le bol de soupe ? Peut-être cela avait-il commencé bien plus tôt ? Pourquoi Dai et Maam s’étaient-ils transformés en êtres maléfiques ? Et d’où était sorti cet autre Pop ?
— Quel navire effrayant, souffla-t-il.
Il erra ainsi un bon moment, maudissant sa propre bêtise. Il avait voulu ouvrir la voie et avait échoué une fois de plus. Mais il était de toute façon trop tard pour regretter cette décision.
Il traversa lentement un énième couloir faiblement éclairé, sans dire un mot de plus. Il se demandait où pouvaient être Dai et Maam. Puisqu’il avait affronté son propre double maléfique, les Dai et Maam qu’il avait aperçus plus tôt devaient eux aussi être des faux. Alors il fallait rejoindre les vrais au plus vite.
De l’extérieur, ce vaisseau fantôme ne semblait pas si grand. Pop songea qu’il finirait bien par en faire le tour et prendre des repères s’il continuait son exploration. En revanche, il allait devoir se débrouiller seul si des monstres venaient à surgir.
Encore un couloir sombre et quelques bougies ici et là. Le moindre de ses pas faisait grincer le plancher. Il remarqua alors que le mur sur sa gauche était cassé, et que sur sa droite se trouvait un lit en piteux état.
— Est-ce que les sorts fonctionnent aussi sur les fantômes ? se demanda-t-il, comme si le fait de soliloquer pouvait aider à dissiper un peu l’étrangeté de la situation.
Il allait être difficile de survivre sans les attaques surhumaines de Dai et le pistolet magique de Maam. En fait, il espérait bien ne rencontrer rien ni personne avant d’avoir retrouvé ses amis. Et alors qu’il commençait à prier intérieurement, il entendit des bruits de pas en provenance du bout du couloir. Il leva son bâton et se figea, préférant attendre que l’intrus se rapproche et apparaisse dans son champ de vision.
— Pop ?
— Dai ?
En voyant Dai marcher dans sa direction, Pop eut l’impression que son corps commençait à se réchauffer. Les yeux de son ami ne brillaient plus et son aura ne semblait plus menaçante. C’était bien Dai, le seul et l’unique. Alors Pop s’élança vers lui, les bras grands ouverts.
— Arrière !
Dai dégaina son épée et la pointa vers Pop, qui s’immobilisa.
— Es-tu… le vrai Pop ?
— Mais oui, c’est moi ! Tu ne me reconnais pas ? rétorqua Pop en agitant les mains.
Dai le considéra d’un œil sévère.
— Je vois, tu as dû rencontrer nos doubles, devina Pop.
En entendant ces mots, Dai se détendit visiblement et remit son épée à sa ceinture.
— Pop, c’est vraiment toi !
Pop put reprendre sa course et serrer le petit corps de Dai dans ses bras.
Cela faisait déjà plusieurs heures qu’ils étaient séparés. Pop raconta à son ami comment il était arrivé ici et lui demanda en retour ce qui lui était arrivé.
— Quand nous étions dans la salle à manger, vous êtes devenus étranges tous les deux, expliqua Dai. Vous avez commencé à m’attaquer. J’ai fait de mon mieux pour vous repousser puis j’ai aperçu mon propre double… et tout à coup, je me suis retrouvé tout seul. Mais maintenant, je me demande où est Maam ?
Pop ne savait pas comment répondre à cette question. Il serra les poings.
— Elle ne doit pas être bien loin. Cherchons-la ensemble !
— Ouais !
Dai hocha vigoureusement la tête et tous deux partirent à la recherche de Maam. Le vaisseau semblait toujours rempli d’une aura étrange mais Pop se sentait tout de même plus léger. Sans doute parce que les pas de Dai résonnaient après les siens. Il n’était plus seul.
« Je suppose que j’avais peur… »
C’était étrange pour lui d’admettre franchement ce qu’il avait ressenti. Comme si tous les récents efforts qu’il avait fournis pour s’endurcir n’avaient servi à rien. Mais c’était pourtant la vérité : il avait eu peur et avait fait semblant d’aller bien. En comparaison, Dai avançait d’un pas rapide et confiant, comme on pouvait l’attendre de la part d’un héros. Et Pop ne pouvait s’empêcher d’en éprouver une certaine frustration.
Soudain, Dai s’arrêta en poussant un cri de surprise.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? lui demanda Pop.
— Il y a quelque chose de l’autre côté du mur…
— Maam ?
— Je ne sais pas. J’ai entendu comme un cliquetis.
— Je vais aller voir ça.
— Attends !
Dai empoigna fermement la tunique de Pop pour le retenir.
— Et si c’était un ennemi ?
— Eh bien tant mieux, comme ça je le neutraliserai avant qu’il nous trouve.
Dai leva les yeux vers Pop en triturant l’ourlet de son vêtement.
— J’ai peur…
— Hein ?
Dai baissa les yeux, les lèvres serrées comme s’il essayait de retenir ses larmes.
— J’ai très peur depuis le début. J’ai l’impression que ce navire peut couler à tout moment.
— Tu mens…
Pop n’en revenait pas. Le héros Dai se retrouvait finalement à réagir comme tout garçon de son âge qui serait seul sur un vaisseau fantôme. Il avait peur.
— Désolé, je dois avoir l’air ridicule, fit Dai. Mais je ne serais pas aussi fort si vous n’étiez pas là, Maam et toi. J’ai besoin de vous.
— T’inquiète pas pour ça, Dai.
Pop lui tapota joyeusement l’épaule.
— Je ressens la même chose que toi. Allons-y ensemble.
— Ouais…
Une vieille porte se trouvait à proximité. Pop l’ouvrit avec l’aide de Dai et, lorsqu’ils entrèrent, une boule noire jaillit devant eux et disparut derrière une caisse en bois. Dai sursauta et se réfugia dans les bras de Pop. Il tremblait légèrement. Pop ne put s’empêcher de trouver cette réaction étrange, mais peut-être Dai avait-il simplement très peur des fantômes ?
— Pop, s’il te plaît… est-ce que tu peux regarder… ?
Dai pointa timidement son doigt sur la boîte derrière laquelle la chose s’était réfugiée.
— Attends une minute…
Pop s’en approcha lentement, veillant à ne faire aucun bruit en marchant sur le plancher, et souleva rapidement la caisse.
— C’est bon, Dai, ce n’est rien.
Une masse noire et dodue s’était mise à courir frénétiquement pour échapper à ses mains.
— C’est juste un rat. Plus gros que la moyenne, c’est vrai, mais pas assez pour être un monstre.
— Ah bon ?
Dai fit un pas en avant, l’air soulagé.
— Merci Pop… Je savais que je pouvais compter sur toi.
— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes…
— Je te remercie parce que je n’aurais pas fait ce que tu viens de faire.
« Eh bien ! On dirait que je suis devenu un type sur qui on peut compter ! »
Dai venait de le remercier à deux reprises, alors ce devait être sincère.
Ils continuèrent leur exploration du navire. À chaque fois qu’ils tombaient sur une porte ou un angle de couloir, Pop ouvrait la marche tandis que Dai, effrayé, se tenait en retrait.
— Je suis vraiment soulagé de t’avoir retrouvé, Pop. On dirait que tu es bien plus courageux que moi, pas vrai ?
Ce commentaire aida Pop à se sentir mieux et à retrouver son calme. Il aimait voir que Dai avait peur et comptait sur son aide. Néanmoins, ils avaient beau chercher, il ne semblait y avoir personne d’autre qu’eux sur ce bateau. Il songea alors qu’ils devaient rejoindre Maam au plus vite et retourner sur leur bateau.
Et cela se produisit. Une silhouette familière apparut au bout du couloir qui s’étendait devant eux.
— Maam !
Pop cria de joie et s’élança vers elle. Ils étaient à nouveau réunis et allaient enfin pouvoir quitter ce vaisseau fantôme.
— Graaaah !
Maam poussa un cri démoniaque et se précipita sur lui. À ce moment-là seulement, Pop réalisa qu’il ne s’agissait pas de son amie mais du double qu’il avait aperçu dans la salle à manger. Il leva son bâton pour contre-attaquer. Il ne savait pas exactement combien de créatures comme celles-ci existaient dans ce navire, mais s’ils parvenaient à les éliminer une à une, il finirait bien par n’en rester aucune.
Cependant, le double de Maam interrompit son attaque. Il semblait effrayé par la détermination de Pop, qui en profita pour charger son arme de pouvoir magique. Mais Dai s’interposa et un tintement aigü retentit lorsque Maam para son attaque.
— Pop, recule ! Je m’occupe d’elle !
— Non, Dai, je vais te couvrir !
Dai et la fausse Maam s’engagèrent alors dans un duel acharné, et Pop s’apprêta à soutenir son ami avec sa magie afin de faire pencher la balance en leur faveur. Mais après quelques coups, une autre voix démoniaque s’éleva non loin d’eux.
— Le faux Dai… !
Le double de Dai, dont les yeux luisaient tout autant que ceux de Maam, se jeta sur Pop en faisant un bruit étrange. Pop leva aussitôt son bâton pour se défendre. Il tenta de lancer un sort mais il était absolument incapable de concentrer son pouvoir magique. Son adversaire était trop impressionnant. La peur de l’affronter dominait sa volonté. Pendant un instant, il ressentit presque l’envie de jeter son bâton et de prendre la fuite. Mais il n’eut pas le temps de songer à le faire, car une silhouette bondit sur le faux Dai et le frappa violemment.
— Maam !
— Pop ! Je te cherchais !
— Est-ce que c’est bien toi ?
— Tu vérifieras plus tard !
Maam s’approcha de lui et attrapa sa tunique pour l’attirer à elle, puis elle l’entraîna hors de la pièce.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Fuyons !
C'était la première fois que Pop voyait Maam prendre la fuite sans hésitation.
— Maam ? On ne va pas laisser Dai là-bas !
— On n’a pas le choix, Pop ! Ils en ont après toi !
— Quoi ? Mais… pourquoi moi ? s’écria Pop, extrêmement confus par cette révélation.
Maam, qui le tenait toujours tandis qu’ils couraient, esquissa un signe de tête.
— J’ai rencontré ces doubles à plusieurs reprises mais ils ne sont pas intéressés à moi, expliqua-t-elle. Je pense qu’ils te ciblent depuis le début.
— Si tu le dis…
En effet, en y repensant, tous les doubles qu’ils avaient rencontrés l’avaient attaqué en premier. Mais pourquoi le cibler, lui ? Il ne parvenait pas à le comprendre.
— Je suis sûre qu’ils s’en prennent à toi parce que tu es le plus dangereux d’entre nous. Tu maîtrises la magie et tu es très malin.
— Je suis dangereux… ?
— Ou alors parce que nous avons besoin de toi pour sortir d’ici.
— Vous avez besoin de moi… ?
— Quoi qu’il en soit, ta présence les attire et il faut qu’on te protège.
Pop n’en croyait pas ses oreilles mais c’était pourtant la vraie Maam qui courait avec lui. Il commença alors à croire qu’il avait réellement un rôle à jouer pour aider ses amis à quitter le navire, même s’il ne savait pas vraiment comment faire.
— Continuons à fouiller le bateau, on finira bien par trouver quelque chose.
Ils commencèrent par retourner dans la pièce dans laquelle ils se trouvaient quelques instants plus tôt. Dai et les deux êtres maléfiques avaient disparu.
— Il les a battus ?
— Je ne sais pas. Mais s’ils sont encore en vie, ils viendront sûrement te chercher.
Ils sortirent de la pièce et traversèrent le couloir une nouvelle fois.
— Dis-moi, Pop. Que t’est-il arrivé avant qu’on se rejoigne ?
— Eh bien, quand on était dans la salle à manger, Dai et toi avez commencé à vous comporter bizarrement.
— C’est curieux, on se serait tous vus agir de manière étrange en même temps ?
— Je me demande comment c’est possible.
— J’ai déjà entendu parler de démons capables de prendre l’apparence d’êtres humains.
— Ce genre de monstres existe ? C’est la première fois que j’en entends parler.
— En l’occurence, il semble y avoir plusieurs démons qui ont pris notre apparence.
— Décidément…
La coque du navire trembla violemment et se mit à craquer, probablement à cause d’une bourrasque. Pop sentit alors une drôle de chaleur se répandre dans tout son corps. Maam avait trébuché et s’était rattrapée en le serrant dans ses bras.
— J-je suis désolée !
— N-non, ça va, pas de souci !
Maam s’éloigna de lui comme propulsée par un ressort. Ses joues étaient devenues toutes rouges.
— J’ai été surprise par le mouvement du bateau…
— Tu as eu peur, c’est ça ?
— Oui ! gronda Maam en gonflant les joues et détournant le regard. Qu’y a-t-il de mal à ça ?
— Rien du tout ! C’est juste assez surprenant de ta part.
— Il m’arrive aussi d’avoir peur, tu sais.
Maam saisit Pop par le bras et s’approcha doucement de lui. Le visage de Pop rougit à ce doux contact.
— Je déteste l’atmosphère de ce navire, fit Maam. Est-ce qu’on peut rester comme ça un moment ?
— Euh, oui, bien sûr…
C’était tout ce que Pop était capable de lui répondre. Son cœur battait à tout rompre, comme s’il était sur le point d’exploser. Il croisa les bras et ils continuèrent leur exploration. Dans un tout autre lieu, ils auraient pu avoir l’air d’être un jeune couple en rendez-vous galant…
« Ça me plaît bien, mais c’est tout de même bizarre qu’elle se comporte comme ça… », songea-t-il.
— Il faut retrouver Dai. Il a peut-être découvert quelque chose.
— Encore faut-il tomber sur le vrai Dai…
— Ça ne sera pas difficile. En tout cas, si on croise un Pop ou une Maam, ce sera forcément un faux. Il faudra juste vérifier si le Dai qu’on croise est le vrai.
— Mais comment le savoir ?
— J’ai l’impression que nos doubles sont incapables de parler. Jusqu’à présent, je les ai seulement entendus crier comme des monstres.
— Je vois. Donc si on rencontre Dai, il faut essayer de lui parler.
— C’est ça. Ça devrait nous permettre d’éviter des attaques surprises.
— Tu es brillant, Pop !
— Arrête, t’exagères !
La tension de Pop monta d’un cran. Maam s’était encore rapprochée et avait resserré ses bras autour de lui.
Soudain, le sol craqua sous leurs pieds et quelque chose se referma autour de sa cheville. Il lui fut tout à coup impossible d’aller plus loin et son corps commença à s’affaisser, comme s’il était aspiré par le plancher. Il tendit la main pour se rattraper et toucha quelque chose de doux. Il ne réalisa que trop tard qu’il s’agissait d’une certaine partie du corps de Maam et retira aussitôt sa main.
— Désolé, Maam ! J’ai pas fait exprès !
Il croisa les bras devant son visage pour se protéger du coup de poing qui allait suivre. Et qui, pour une raison inconnue, ne vint pas. Alors, Pop baissa les bras et constata que Maam avait rougi et détourné le regard.
— Ne sois pas ridicule… fit-elle d’une voix fluette tout en se tortillant.
Pop en fut tout abasourdi. Une telle réaction était inconcevable de la part de Maam. Elle ne lui aurait jamais répondu ainsi avant de se retrouver sur ce bateau. Avait-elle mangé quelque chose aux effets douteux lorsqu’ils étaient dans la salle à manger ? Néanmoins, la manière dont elle remuait timidement était plutôt mignonne. Pop préféra donc interpréter cette réaction positivement.
Tout à coup, un éclair de chaleur lui frôla la joue.
Son propre double était sorti de nulle part et l’avait attaqué avec un Gira.
— Encore un ! pesta le vrai Pop.
Il n’eut pas le temps de brandir son arme que des flammes jaillissaient déjà du bâton de son adversaire. Il lui lança une succession de sorts sans lui laisser le temps de riposter.
— Courons ! cria Maam avant de prendre ses jambes à son cou.
— Attends, Maam !
Mais son amie s’était enfuie sans montrer la moindre volonté de combattre. Pour la deuxième fois. Quelque chose clochait, mais Pop n’eut pas le temps d’y réfléchir. Maam venait de s’arrêter. Deux silhouettes se dressaient sur son chemin. Le faux Dai et la fausse Maam.
Et une nouvelle fois, ils tentèrent d’atteindre Pop.
— Je ne vous laisserai pas le toucher !
Maam se rua à leur rencontre et asséna un coup au faux Dai. Derrière elle, le faux Pop enchaînait les offensives. Ils étaient pris en tenaille.
— Je vais m’occuper de ces deux-là ! cria Maam. Charge-toi de l’autre !
— D’accord !
Pop empoigna fermement son bâton. Pour protéger Maam, qui était déjà aux prises avec deux adversaires, il devait absolument contrer son propre double et l’empêcher de se battre aux côtés de ses semblables. Même s’il paraissait redoutable, il devait tenir le coup et l’affronter en tête à tête.
Pop ne comprenait toujours pas pourquoi Maam avait tenté de prendre la fuite lorsque le faux Pop était apparu mais avait choisi de combattre à l’arrivée des deux autres. Son comportement était des plus troublants. Cependant, il n’avait pas le temps d’y réfléchir plus longtemps. Il devait à tout prix stopper son propre double.
Il resserra ses doigts autour de son bâton.
— Les amis !
Quelqu’un apparut à l’autre bout du couloir, derrière le faux Pop.
C’était Dai.
— Dai !
Pop se sentit immédiatement soulagé. Le problème de l’infériorité numérique était maintenant résolu. Pourtant, Dai n’attaqua pas le faux Pop par derrière mais se glissa entre eux pour atteindre son propre double. Ce qui était compréhensible car, après tout, Maam se battait seule contre deux adversaires. Mais c’était comme s’il n’avait pas vu le faux Pop, ce qui ne lui ressemblait pas du tout.
Un éclair de lumière le tira de ses pensées. Pris au dépourvu, il n’allait pas avoir le temps d’esquiver l’attaque magique.
— Aaah !
Dai surgit devant lui et abattit son épée pour déchirer le sort avec Slash vague, l’une des fameuses arcanes de maître Avan.
— Merci, Dai !
— Gggrrr…
— Oh merde, c’est le faux !
Maam s’empressa de charger Dai en plein ventre. Il voltigea et alla s'écraser un peu plus loin. La fausse Maam accourut auprès de lui pour le soigner avec un Behoimi.
— C’était… c’était un faux, n’est-ce pas ?
Pop était confus. S’était-il trompé ? Pourquoi le faux Dai aurait-il tenté de le protéger du faux Pop ?
— J’ai été sauvé par l’ennemi… ?
Le malaise de Pop allait grandissant. À vue d'œil, les deux Dai et les deux Maam paraissaient identiques. Ni leurs mouvements, ni leurs capacités ne permettaient de discerner les vrais des faux. Cependant, ceux qu’il pensait être les faux le protégeaient.
— Je ne comprends pas lesquels sont les vrais…
Pop essayait d’observer la scène tout en répondant aux attaques de son adversaire. Tout paraissait étrange. Les vrais Dai et Maam menaient l’offensive tandis que les faux se contentaient de défendre. D’ailleurs, contrairement à ce que Maam prétendait, les faux Dai et Maam ne l’ont jamais l’attaqué directement. Ils essayaient seulement de le rejoindre et, à chaque fois, ils étaient stoppés par…
— Qu’est-ce que tu attends, Pop ?
— Aide-nous !
Les voix suppliantes de Dai et Maam l’interpellèrent.
— J’ai compris.
Pop se décida et leva son bâton.
— Hyado !
— Hein ?
— Quoi ?
Dai et Maam poussèrent un cri de surprise. Pop n’avait pas lancé ce sort sur l’ennemi : il avait visé les chandeliers. L’intérieur du navire sombra aussitôt dans l’obscurité.
— Qu’est-ce que tu fabriques, Pop ? On n’y voit plus rien !
— Pop ! Rallume la lumière !
— Mera !
Et la lumière revint.
— Dai, Maam, tout ira bien maintenant. Je suis là.
— Merci, Pop !
— Je savais qu’on pouvait compter sur toi.
— Bon. À nous trois, on finira par tous les avoir.
Pop fit un pas en avant, ses amis sur les talons.
— Hé, toi.
Pop fit brusquement volte-face. Son double se tenait derrière lui.
— Je te trouve bien prétentieux, dit le vrai Pop. Tu essaies de me voler mon rôle ?
— Toi…
— Oh, alors comme ça tu peux parler ? fit Pop en brandissant son bâton. Merazoma !
Au moment où les flammes déferlèrent sur l’autre Pop, sa voix mua complètement en celle d'un monstre.
— Espèce de salaud ! pesta Dai.
— Dai ne s’exprimerait pas comme ça. Toi aussi, tu es un imposteur !
Pop lança un Gira, et les faux Dai et Maam se retrouvèrent à leur tour engloutis par des rayons de chaleur.
Pop inspira profondément.
— Pop !
Dai et Maam se précipitaient dans sa direction.
— Dai, Maam…
— Est-ce que tu peux parler ?
— Oui… et je crois que le problème est enfin réglé.
— Que s’est-il passé ?
— En fait, je percevais tout à l’envers, admit Pop en détournant le regard. Vos voix sonnaient comme des grognements de monstres à mes oreilles. Et, à l’inverse, les voix des monstres étaient les vôtres.
— C’est pour ça que tu ne répondais pas quand on t’appelait.
— Et que tu t’enfuyais à chaque fois qu’on essayait de t’approcher.
— Je suis désolé. Je ne suis vraiment pas digne de confiance. C’est vrai, je suis tellement maladroit que je tombe dans les pièges de l’ennemi dès que je mets le pied sur son territoire…
Pop avait probablement été ensorcelé au moment où il avait voulu boire la soupe trouvée dans la salle à manger. Sans doute était-ce le sort d'illusion Manusa, ou peut-être une simple confusion causée par un Medapani. En tout cas, sa perception de la réalité avait été altérée. Les imposteurs étaient trop gentils avec lui et lui disaient ce qu'il voulait entendre. S’il avait été capable de juger suffisamment tôt que leurs réactions n’étaient pas crédibles, il s’en serait sorti plus facilement.
Un drôle de rire les interrompit. Les trois imposteurs étaient en train de se relever lentement.
— C’était fort intéressant mais, maintenant, finie la rigolade.
— Vous avez tout compris plus tôt que prévu.
— D’après le plan, nous aurions dû avoir le temps de tuer Dai…
— Vous pensiez vraiment vous en tirer comme ça ?
Alors des flammes jaillirent autour des trois imposteurs, et ils fusionnèrent en un seul monstre flamboyant qui semblait toucher le plafond.
— Enfin je peux vous révéler ma véritable identité… C’est tellement mieux ainsi…
Dai n’attendit pas et chargea l’ennemi. Son épée lacéra le torse du monstre mais aucune blessure n’apparut.
— Hein ? Ça ne lui a rien fait ? s’étonna-t-il en penchant la tête sur le côté.
C’était comme si le monstre n’était qu’une illusion. La pointe de son épée l’avait traversé sans rencontrer la moindre résistance.
— Peut-être que…
Soudain, tout devint clair dans l’esprit de Pop. Il venait de comprendre la véritable nature de ce monstre. Après tout, il avait appris bien des choses sur les monstres grâce aux leçons de maître Avan.
— Dai ! C’est probablement un esprit ! Ça ne sert à rien de l’attaquer à l’épée, il faut utiliser la magie !
— Compris !
Suivant les instructions de Pop, Dai fit apparaître une flamme dans sa main et Maam dégaina son pistolet magique.
— Mera !
La boule de feu de Dai et le tir de Maam touchèrent directement le monstre.
— Gyaaah !
Le monstre commençait à souffrir. Pop ne s’était pas trompé. La magie fonctionnait.
— Finissons-en ! cria-t-il. Gira !
Il concentra tout son pouvoir magique pour cette offensive. Dai et Maam firent de même. Le monstre, ciblé par trois attaques simultanées, se laissa consumer par les flammes en hurlant.
— Ça y est… c’est terminé…
À court d’énergie, Pop s’effondra sur le plancher.
— Rentrons, maintenant… sur notre bateau…
Et sa conscience commença à l’abandonner.
Quand Pop rouvrit les yeux, il était allongé dans sa cabine.
— De retour parmi nous ?
— Ouais…
Dai, qui se tenait à côté de lui, hocha la tête. Il lui expliqua qu’après la mort du monstre, le brouillard qui enveloppait le navire avait aussitôt disparu.
— Et le vaisseau fantôme, où est-il ?
— Il s’est volatilisé au moment où nous sommes revenus ici.
— Je me demande encore ce que ce monstre pouvait bien être, fit Maam. Était-ce un envoyé de l’armée du Mal… ?
Pop se redressa précautionneusement sur son lit, juste assez pour pouvoir s’incliner devant ses amis.
— J’ai été complètement dupe. Je suis vraiment désolé pour tout ça…
— Arrête, Pop.
— Nous aurions été trompés aussi si nous avions été à ta place. Et puis, c’est grâce à toi que nous avons pu battre ce monstre.
— C’est vrai. Sans toi, nous n’aurions pas pu discerner le vrai du faux.
— Dai… Maam…
— Allez, on sera bientôt à Papnica. En attendant, repose-toi un peu.
Pop sentit des larmes s’agglutiner aux coins de ses yeux. Il était incapable de dire si elles coulaient par pur bonheur ou si elles manifestaient sa frustration vis-à-vis de sa propre incompétence.
Cependant, pour le bien de ses deux amis, il allait devoir devenir un homme sur lequel ils pourraient compter.
Et il était déterminé à y parvenir.
Chapitre 3 – Apprendre Mahoimi
Maam ferma les yeux, inspira profondément et fit le vide dans son esprit.
— Allons-y, Chiu…
— Quand tu veux, Maam !
Devant Maam se dressait Chiu, un gros rat qui tenait entre les pattes une épaisse planche de bois. Il grimpa sur une brique pour se mettre à la hauteur de Maam et brandit la planche à bout de bras. Alors, Maam lança son poing vers l’avant. Une douce lumière blanche enveloppa sa main au moment où elle frappa le morceau de bois, qui se fendit en son milieu.
— Waouh ! C’était impressionnant !
Cependant, Maam secoua lentement la tête avec une grimace contrariée.
— Non. Ça ne suffit pas.
— Oh, vraiment ?
— Ce n’est pas encore assez puissant.
Maam se saisit de la planche fendue et la considéra pensivement.
— Si j’avais vraiment réussi, cette planche se serait complètement brisée.
— Brisée… ?
Chiu resta momentanément sans voix. Sa queue s’était mise à frétiller nerveusement, et il dut l’attraper entre ses pattes pour se calmer.
— Je vois… Cette technique secrète doit être redoutable.
— Je suis encore loin de la maîtriser.
— Je suis sûr que tu finiras par y arriver ! s’exclama Chiu en s’emparant d’une autre planche. Allez, on peut recommencer autant de fois que tu le souhaites !
— Merci, Chiu.
Reconnaissante du dévouement de son compagnon pas comme les autres, Maam ferma à nouveau son poing.
Après la bataille contre Flazzard, le légat de glace et de flamme, Maam avait décidé d’abandonner ses compagnons de route pour changer de vocation et devenir artiste martial. Elle avait ainsi rejoint l’expert en arts martiaux Brokina, qui vivait dans les montagnes de Romos, dans le but de suivre un entraînement acharné. Elle avait pris la chose très au sérieux et avait achevé le programme de Brokina en l’espace de quelques jours, alors que la plupart des artistes martiaux n’y parvenaient qu’après plusieurs années.
Grâce à cet entraînement, Maam espérait apprendre la technique du Coup de poing ignescent qui sollicitait les capacités régénératives du Mahoïmi, accélérait les activités vitales du corps et détruisait les tissus en y déversant une énorme puissance magique réparatrice au moment de l'impact. Et Chiu était là pour l’aider à la maîtriser.
Le soleil était presque couché. Maam baissa enfin les bras et se laissa tomber sur le sol.
— Maam !
Chiu descendit de sa plateforme et se précipita vers elle.
— Ça suffit pour aujourd’hui. Tu te fatigues trop.
Ils étaient entourés de nombreuses planches fissurées – le résultat de l’entraînement du jour.
— C’est bien une technique secrète, soupira Maam. Elle ne se laisse pas maîtriser facilement.
Ils ramassèrent les morceaux de bois puis quittèrent la hutte qui leur servait de lieu d’entraînement. Ils empruntèrent ensuite un sentier de montagne, alors que la nuit venait de tomber.
— Ton entraînement ne fait que commencer, reprit Chiu. Ça ne sert à rien de te précipiter.
— C’est vrai…
Mais Maam acquiesçait à contrecœur. Elle savait qu’en ce moment, ses amis Dai, Pop, Hyunckel, Crocodine et Leona étaient en train de mener une bataille acharnée contre l’armée du Mal. Elle devait terminer son entraînement et les rejoindre au plus vite.
— Mais ne t’inquiète pas, continua Chiu, tes capacités sont vraiment impressionnantes. Je suis sûr que tu n’auras pas besoin de plus de dix jours pour y arriver. Et puis, je suis là pour t’aider !
Chiu remua son petit museau et laissa échapper un éternuement. Il sortit rapidement un mouchoir de sa poche et s’essuya avec.
Malgré son expérience en tant qu’artiste martial, Chiu ne se comportait jamais de manière condescendante avec Maam. Il la traitait toujours avec gentillesse et respect.
Autrefois un simple monstre vivant dans les montagnes, il avait été capturé par Brokina après avoir tourmenté un village. Grâce à l’entraînement rigoureux proposé par son maître, il avait pu se détacher de son esprit maléfique et était maintenant capable de parler la langue des humains. Une drôle de vie pour un rat. Il était devenu un aîné respectable pour Maam, et en même temps un ami avec lequel elle pouvait se livrer à une compétition cordiale. Elle appréciait beaucoup ses encouragements.
Après avoir marché un moment, ils atteignirent enfin la cabane dans laquelle ils passaient leurs nuits.
— Allez, demain, on redouble d’efforts !
— Chiu, je te remercie pour ton soutien mais tu n’as pas besoin de m’aider tous les jours. Après tout, tu dois aussi suivre ton propre entraînement.
— Qu’est-ce que tu racontes ? fit Chiu en haussant les épaules. Je m’entraîne aussi en t’entraînant.
— Tu crois ?
— Je serai sûrement amené à me battre contre des adversaires plus grands que moi, comme toi. Je peux apprendre beaucoup de choses utiles en observant ta façon de combattre.
— Tu as raison.
Chiu se mit à rougir en voyant que Maam lui souriait.
— Et puis, tu n’as personne d’autre pour t’aider ! Alors tu as intérêt à compter sur moi !
Il grimpa sur son lit et recroquevilla son petit corps.
— Bonne nuit, Maam !
— Bonne nuit, Chiu.
Mais Maam ne resta pas avec lui dans leur chambre. Elle l’appréciait beaucoup mais ne pouvait pas supporter de rester constamment à ses côtés. Alors elle se retourna et sortit de la cabane.
La hutte d’entraînement, cernée par le silence pesant de la nuit, vibrait au rythme des cris de Maam.
La nature de la technique secrète qu’elle apprenait était telle qu’elle ne pouvait pas s’entraîner n’importe où. Elle devait pouvoir accumuler de la magie de guérison dans son poing et la relâcher au moment de l’impact, pour ressentir cette sensation régénératrice si satisfaisante.
Accumuler de la magie dans son poing.
La relâcher au moment de l'impact.
Accumuler de la magie dans son poing.
La relâcher au moment de l'impact.
Elle répétait ces instructions, encore et encore.
Il lui semblait qu’elle commençait à comprendre.
Des éclats de magie flamboyaient autour de son poing. Le fruit de son entraînement acharné.
En continuant sur cette voie, elle finirait bien par réussir.
Pourtant, elle ne parvenait toujours pas à briser la moindre planche. Inexplicablement. Elle ne comprenait pas ce qui pouvait bien manquer à ses attaques, ce qu’elle avait pu négliger.
— Tu sembles en difficulté, fit une voix dans son dos.
Maam se figea. Elle ne connaissait qu’une seule personne capable de s'approcher d'elle sans qu'elle ne perçoive sa présence.
— Maître Brokina, dit-elle sans se retourner.
Il répondit en faisant un signe de paix. Celui que l’on appelait jadis le dieu des arts martiaux, et qui était devenu le maître de Maam, était un petit homme maigre avec des lunettes noires. Il semblait plutôt fatigué et bien peu capable de se battre.
— J’ai bien observé tes mouvements, dit-il en apparaissant soudainement devant Maam. Tu es vraiment douée. Tu as su saisir les subtilités de ce coup de poing en si peu de temps…
— Merci beaucoup. Mais je ne comprends pas pourquoi mon attaque échoue toujours.
— Pourquoi ? C’est pourtant simple.
Brokina présenta la paume de sa main.
— Frappe-moi.
— Hein ? Mais vous êtes…
— Lorsque son élève est coincé, c'est le devoir d’un maître de lui montrer le chemin à suivre, même s'il doit se faire violence, répliqua Brokina.
Ses lunettes furent parcourues d’un bref éclat.
— Tu me fais confiance ?
— Oui…
— Alors, frappe ma main. Et fais-le sérieusement.
Malgré son titre de légende des arts martiaux, le vieil homme était si mince qu’il semblait pouvoir être balayé par un coup de vent, et ses problèmes de santé l’empêchaient de superviser lui-même les séances d’entraînement de Maam. Pouvait-elle vraiment le frapper ainsi sans le blesser ? Mais s’il insistait, il devait savoir ce qu’il faisait…
— Allez, dépêche-toi.
— Oui.
Maam serra les poings avec réticence.
— Allons-y !
Elle jeta son poing vers l’avant, visant la main ouverte de son maître.
Mais celui-ci se déplaça habilement vers la droite et esquiva l’attaque.
— Je t'ai dit de me frapper sérieusement.
— M-mais…
— Tu comprends, Maam ?
Maam considéra Brokina d’un air confus tandis que celui-ci la toisait avec un sourire narquois, l’index dressé.
— C’est ton cœur qui te retient.
— Mon cœur… ?
— Oui. Tu penses trop à la personne qui se tient devant toi. Tu brides tes capacités par peur d’infliger de graves blessures.
Maam comprit aussitôt qu’il avait visé juste.
Lorsqu'elle s'entraînait avec Chiu, elle ne se concentrait pas uniquement sur la planche de bois qu’il tenait... En la regardant, elle se remémorait le visage de ses ennemis passés.
Hadlar, vaincu après avoir été trahi par Hyunckel.
Flazzard, obsédé par la victoire, manipulé par Myst-Vearn, et qui avait connu une fin tragique.
Ces deux-là étaient incontestablement mauvais mais Maam ne pouvait s'empêcher de penser à l’humiliation et la douleur qu’ils avaient endurées. Et cela la rendait profondément triste.
Elle ne pouvait simplement pas accepter que certaines vies étaient destinées à être prises.
— Mais ce n’est pas un problème, Maam, reprit Brokina. C’est même nécessaire. C'est à cause de cette gentillesse qui te permet de ressentir de la compassion même envers tes ennemis que j'ai décidé de t’enseigner cette technique.
— Je vois.
— Néanmoins, tu ne la maîtriseras jamais si tu ne brises pas les chaînes qui retiennent ton cœur, asséna Brokina en quittant la salle d'entraînement. Alors, je te souhaite bonne chance.
— Briser les chaînes de mon cœur…
Maam se répétait encore et encore les paroles de son maître. Bien sûr, il ne lui serait pas difficile de se libérer si elle était physiquement enchaînée. Elle n’aurait qu’à arracher ses liens avec la force de ses bras. Mais comment faire pour libérer pour son cœur avec la seule force de son esprit ?
Le simple fait de réfléchir la question ne suffirait certainement pas. Elle allait devoir essayer. Le lendemain, pendant sa séance d’entraînement avec Chiu.
Sur ces pensées, Maam décida d’aller se coucher.
Mais le lendemain…
— Maam… je suis désolé…
Allongé dans son petit lit, Chiu respirait péniblement tout en regardant Maam d’un air navré.
— Tu as redoublé d’efforts depuis que Maam est arrivée parmi nous, dit Brokina en plaçant un linge humide sur le front de Chiu. On dirait bien que ton corps a besoin d’une pause.
En effet, Chiu avait soudainement développé une forte fièvre et se trouvait dans l’incapacité de sortir du lit.
— C’est dommage… d’être coincé comme ça à cause de cette fièvre…
— Ce n’est pas grave. Je suis désolée de t'avoir poussé à te dépasser.
— Tu n’y es pour rien, Maam… C’est moi qui suis faible…
Bien qu’épuisé, Chiu lui adressa un petit sourire. Il n’allait pas être simple pour Maam de s’entraîner seule, mais elle n’avait pas d’autre choix.
— Maam… je pense que tu devrais prendre un jour de repos, toi aussi.
— Hein ?
— Tu t’entraînes sans relâche depuis ton arrivée. Prends un peu de temps pour te reposer.
— M-mais…
— Maam, le repos fait aussi partie de l’entraînement, insista Brokina d’un ton rassurant.
— D’accord… Je vais aller faire un tour dehors.
— Bonne idée.
Maam quitta la cabane et se dirigea vers la forêt environnante.
C'était une forêt très tranquille. On pouvait y entendre le murmure des feuilles d’arbre et le chant des oiseaux, comme si les conséquences de la défaite de la légion des carnassiers se faisaient ressentir. Aucune présence démoniaque ne pouvait être perçue ici.
Au beau milieu de cette forêt, Maam marchait pensivement. Brokina lui avait conseillé de prendre une pause pour se détendre, mais elle restait préoccupée par ce besoin de libérer son cœur de ses chaînes. Et aucune façon de faire ne lui venait à l’esprit. Elle avait encore beaucoup à apprendre, évidemment, mais c'était la première fois que Brokina lui posait une colle. Les tâches qu’il lui avait confiées auparavant n’avaient pas été faciles non plus, mais elle n’avait eu qu’à s’améliorer physiquement pour les réussir. Cette fois, en revanche, la nature du problème était différente.
Elle se demanda si elle allait pouvoir surmonter cette épreuve. Un sentiment d’angoisse étreignit sa poitrine à cette pensée.
Soudain, un étrange bruit se fit entendre du fond de la forêt. Maam s'arrêta et regarda autour d'elle. Était-ce d'origine humaine ? Ou peut-être animale, voire démoniaque ? Ce son avait été trop soudain, elle n’avait pas eu le temps de bien l’écouter. Il ressemblait plutôt à un cri d'animal ou de démon, mais pouvait tout aussi bien être l’appel d’un humain en détresse.
Elle devait en avoir le cœur net.
Alors qu'elle commençait à se diriger vers l’origine du son, une succession d'autres bruits se firent entendre. Le bruissement des arbres, plusieurs pas, le sifflement d'une lame qui tranche l’air, des coups, des cris monstrueux, des gémissements, et des voix humaines.
« Que se passe-t-il là-bas ? »
Son cœur battait la chamade, brusqué par un sentiment d’urgence.
Elle finit par apercevoir plusieurs ombres en mouvement : c’était un affrontement. Enfin, si elle pouvait vraiment qualifier d’affrontement le fait que quatre hommes en armure attaquaient férocement des monstres qui tentaient désespérément de s'enfuir. Parmi ces monstres, elle pouvait distinguer des champigoules, des furibombyx, des vampivols et bien d'autres encore. Tous étaient des membres relativement faibles de la horde dirigée autrefois par le roi des carnassiers, Crocodine. Et les quatre humains semblaient profiter de leur supériorité pour tourmenter cruellement ces bêtes sans défense.
— Qu’est-ce que vous faites ? s’écria Maam d'une voix forte.
Elle attira l'attention d'un guerrier en armure rouge, qui s'apprêtait à porter un coup fatal.
— Qui êtes-vous ? répliqua-t-il. Ne vous mêlez pas de nos affaires !
Et il se retourna à nouveau pour brandir son épée au-dessus de la tête du monstre.
— Arrêtez ça !
Maam s’élança et saisit le bras armé de l’homme pour l'empêcher de frapper.
— Hé ! Lâche-moi, sale garce ! geignit-il en tentant de se dégager.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demandèrent les trois autres en se rapprochant.
Il y avait un homme en armure bleue, un autre avec des griffes en fer et une tenue d'entraînement, et un mage avec un bâton. Tous les trois se préparaient à intervenir.
— Mademoiselle, voulez-vous bien relâcher cet homme ? demanda le guerrier en pointant le bout de son arme vers Maam.
— Qu’étiez-vous en train de faire ? rétorqua-t-elle.
— N’est-ce pas évident ? répondit le guerrier. Nous chassions des monstres de l’armée du Mal. Nous punissions ceux qui ont attaqué notre ville. Si nous ne les exterminons pas tous, ils reviendront nous attaquer un jour ou l'autre.
Il lâcha un rire sinistre, et les deux autres se regardèrent avec une expression malicieuse.
Maam, impassible, relâcha le guerrier en armure rouge.
— Quelle idiote ! pesta ce dernier en rejoignant ses compagnons.
— Elle va voir ce qu’elle va voir, cette garce !
— Ouais, elle m’a bien mis en rogne aussi.
Les quatre hommes pointèrent leurs armes vers Maam et se rapprochèrent d'elle, comme pour former un étau.
— Attendez. Je n'ai pas l'intention de me battre contre vous.
— Eh bien nous, on l’a !
— Tu t’es prise pour qui, à nous défier à quatre contre un ? Tu vas le regretter.
Les quatre hommes la regardaient de la même manière qu’ils avaient considéré les monstres quelques instants plus tôt.
Maam ravala les mots qu'elle s'apprêtait à prononcer. Elle ne semblait pas avoir d’autre choix que de les affronter.
C’est alors que l’homme aux griffes leva les bras et fondit sur elle en criant. Maam esquiva et riposta en lui envoyant un coup de coude dans les côtes.
— Aïe !
Le combattant s'effondra sur les genoux, plié en deux par la douleur. Maam évita ensuite la lance du guerrier en armure bleue, qu’elle saisit par le manche et souleva pour projeter le guerrier dans les airs. Il s’écrasa sur le mage qui était sur le point de lancer une boule de feu, et tous deux percutèrent un tronc d’arbre.
Il ne restait plus que le guerrier en armure rouge et Maam se dressa devant lui, mains sur les hanches en signe de défi.
— On passe à un contre un, maintenant.
Le guerrier en armure rouge s'effondra sur place, incapable d'émettre le moindre son. Il se mit à trembler légèrement, visiblement pris de panique.
Était-ce parce que Maam était trop forte, ou parce que ces quatre-là étaient trop faibles ? Peut-être un peu des deux... En tout cas, la victoire avait été aussi écrasante que rapide.
— Je n'ai pas l'intention de continuer à me battre contre vous, déclara Maam à l’homme en rouge, qui l’écoutait enfin. Mais je vais vous demander de ne plus vous en prendre à des monstres innocents.
— Des monstres innocents ? ricana le guerrier, surpris. Ça n’existe pas.
Maam serra les poings et l’homme frémit à nouveau.
— Ces monstres sont des êtres vivants, comme vous et moi, dit Maam.
Ce faisant, elle songeait à Chiu, ce rat qui était devenu son compagnon d’entraînement et qui se retrouvait maintenant alité. Mais le guerrier en rouge se contenta de rire une nouvelle fois.
— Leur simple existence est une erreur.
— Ils ont attaqué Romos... ravagé nos villes et nos villages, tu le sais, hein ?
— Beaucoup de nos camarades sont morts à cause d’eux.
— Alors on veut leur faire subir la même chose, pour qu’ils comprennent ce que ça fait.
Les autres hommes s’étaient relevés et avaient soutenu leur compagnon dans son discours. Leurs visages étaient défigurés par la colère.
— Je comprends… bégaya Maam. Oui, je comprends.
Elle détendit doucement son poing serré.
Elle n'avait certes pas subi la perte de ses proches, mais elle avait été témoin de la brutalité des monstres commandés par Crocodine. Elle pouvait comprendre la peine de ces hommes et leur besoin de vengeance.
— Mais… la bataille de Romos est terminée. Les monstres se sont enfuis. Vous le savez, n'est-ce pas ?
— Oh, oui, mais qu'est-ce que ça peut faire ?
— Le jour où l’envie leur reprendra de revenir, on ne pourra pas le prévoir. Ce sera trop tard.
— Une vie humaine est plus précieuse que celle d’un monstre.
— Et rien ne garantit que les monstres ne nous attaqueront plus.
— Mais ils n’ont pas l’intention de le faire pour l'instant ! rétorqua Maam. Ce n’est pas juste de s’en prendre à eux comme vous le faites.
— T’es vraiment du côté des monstres, hein ?
— Ce n'est pas ça. Je dis juste que la vie humaine et la vie d’un monstre sont toutes les deux importantes.
— N’importe quoi…
Ils se regardèrent en silence pendant un moment.
Maam n’allait pas laisser tomber maintenant. Elle était prête à continuer jusqu’à être enfin comprise.
— S'il vous plaît. Arrêtez de vous en prendre à plus faible que vous. La haine ne fait que générer plus de haine.
— Bon sang… C’est bon, on a compris.
Le guerrier en armure rouge leva les mains comme pour signaler qu'il abandonnait.
— De toute façon, on ne peut pas te vaincre par la force. Alors on va se tirer d’ici.
— Merci.
— Mais si un seul monstre se pointe et s’en prend à un humain, on te tiendra pour responsable.
Sur ces mots, les hommes ramassèrent les sacs de voyage et les paquets qu'ils avaient posés par terre, puis se retirèrent.
Maam les observa attentivement. Même après les avoir vus disparaître derrière les arbres, son inquiétude ne s'apaisa pas.
Est-ce que ses paroles les avaient touchés ? Même s'ils avaient battu en retraite, elle ne pouvait pas raisonnablement espérer qu’ils aient changé d'avis aussi facilement.
Allaient-ils revenir dans cette forêt pour venger leurs compagnons ? S’ils savaient que des monstres vivaient ici, ils n’allaient sans doute pas les laisser tranquilles. Mais Maam ne pouvait évidemment pas surveiller seule cette vaste forêt, ni interrompre son entraînement pour patrouiller dans les bois. Alors qu'elle réfléchissait à tout cela, un bruit se fit entendre dans son dos.
— Qu’est-ce que… ?
Maam fit volte-face et se retrouva nez-à-nez avec trois hommes en armure.
— Mademoiselle Maam… ?
— Aaaah ! hurla le guerrier en armure rouge en donnant un coup de pied dans le vent. Cette fille me rend dingue !
— Arrête un peu, fit l’homme en armure bleue qui marchait derrière lui. De toute façon, même à quatre contre une, on ne pouvait rien contre elle.
— Calme-toi, on est tout aussi énervés que toi.
— On ne peut pas partir les mains vides, ce serait une perte de temps.
— J’aimerais autant éviter, marmonna le mage qui fermait la marche. La vieillesse me guette.
Le guerrier en armure rouge s'arrêta et se retourna.
— Et donc ? Qu’est-ce que tu suggères, mon vieux ?
— On pourrait simplement changer de terrain de chasse, répondit le mage en retirant son chapeau pointu pour gratter son crâne chauve.
— Cette forêt est grande. On ne devrait pas la recroiser.
— Et si on la recroise quand même ?
— On avisera. Fais-moi confiance, j’ai un plan.
— Je te fais confiance. Après tout, c’est toi le cerveau du groupe.
— Finalement, on ne lui a pas vraiment menti en disant qu’on chassait les monstres de l’armée du Mal.
— Si on lui avait dit la vérité, elle nous aurait tués sur le champ.
— On a surtout eu de la chance.
— L’opportunité de se remplir les poches est trop belle, on ne peut pas la laisser passer.
— Vous êtes sérieux ?
Les trois hommes acquiescèrent en même temps à la question du guerrier en armure rouge.
— La fille a elle-même reconnu que les monstres pourraient décider d’attaquer à nouveau. Alors, autant prendre les devants, non ?
L’homme en rouge eut l’air songeur, puis finit par lever les yeux avec un sourire malicieux :
— C’est vrai !
Le soleil venait de se coucher. Maam se frayait un chemin dans la forêt, seule.
Il n’était pas encore temps pour elle de se reposer mais elle se sentait libérée d’un poids. Elle avait croisé trois soldats de Romos en mission dans la forêt et leur avait conseillé de renforcer leurs patrouilles.
— Sa Majesté a déjà rencontré des monstres à l’état sauvage sur l’île de Dermline.
— Sa Majesté estime qu’ils ne sont pas mauvais par nature et qu’il est préférable de ne pas s’en prendre à eux, même s’il est possible qu’ils nous attaquent à nouveau.
Maam avait été très touchée par ces paroles.
Les monstres et les humains devraient pouvoir se comprendre. À condition que ces derniers ne fassent pas preuve de mauvaise volonté…
— Laissez-nous faire, mademoiselle Maam. Bon courage !
Les soldats saluèrent Maam et reprirent leur patrouille.
Même si elle s’était sentie réticente à l'idée de leur raconter sa rencontre avec les chasseurs de monstres, elle n’avait pas d’autre choix que de compter sur leur aide. Après tout, elle allait devoir reprendre son entraînement le lendemain. Il lui fallait progresser au plus vite pour aider au mieux Dai et leurs amis.
Alors qu’elle songeait à tout cela sur le chemin du retour, un bruissement se fit entendre dans les arbres.
Il y avait une créature à proximité.
Maam s'arrêta et tenta de repérer où elle pouvait bien se trouver. Était-ce un humain ou… ?
Soudain, quelque chose surgit d’un buisson. Il s'agissait d'un petit lapicorne à la fourrure immaculée.
— Il est dangereux de traîner ici, l’avertit Maam en tentant de le faire partir. Tu ferais mieux de t'enfoncer davantage dans la forêt...
Mais le lapicorne s'effondra soudainement.
Maam remarqua alors que la fourrure blanche de son ventre était teintée de sang.
— Ahahah ! Encore un !
— On dirait bien qu’on peut chasser à volonté !
Maam serra les dents en réalisant que les quatre hommes qu'elle avait précédemment combattus étaient de retour, armes à la main, et se faufilaient entre les arbres.
— Vous !
Elle s’élança et attrapa l’épaule du guerrier à l’armure rouge, puis retint son souffle. Penché sur une chimère, il se préparait à abaisser son poignard pour lui couper les ailes. Près de lui, posé sur le sol, un grand sac dont la toile était gorgée de sang. En imaginant ce qu’il pouvait bien contenir, Maam sentit sa tête se mettre à tourner.
— Impossible…
— En voilà une entrée fracassante ! s’exclama l’un des hommes. C’est qu’elle est coriace !
Maam serra le poing.
Les ailes de chimère étaient considérées comme des objets précieux, car elles possédaient le même pouvoir que le sort de téléportation et étaient ainsi vendues dans les boutiques du monde entier. Maam avait également entendu dire que d'autres parties du corps des monstres, comme leurs cornes ou leurs griffes, étaient particulièrement appréciées par les humains. Ils s’en servaient notamment comme matériaux pour améliorer leur équipement, ou comme ingrédients pour confectionner des potions et des objets…
— Alors c’est ça, votre véritable objectif ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Le guerrier à l’armure bleue jeta un drôle de regard à Maam.
— Les monstres nous ont pris tant de choses…
— Y’a rien de mal à essayer d’obtenir réparation, grogna l’artiste martial d’une voix grave.
— Les cornes et les plumes des monstres peuvent nous rapporter gros, tu sais.
— On peut obtenir des trucs intéressants même sur les monstres les plus faibles.
— Le genre de chose qu’on peut accumuler et revendre plus tard !
Le mauvais pressentiment de Maam était en train de se confirmer. Et la réalité s’avérait bien pire qu’elle ne l’avait imaginée.
— Est-ce vraiment humain, ce que vous faites ? Chasser des créatures innocentes et vendre des parties de leur corps…
— À ton avis, combien de villages ont été réduits en cendres à cause de l'armée du Mal ?
— On essaie juste d’obtenir réparation. C’est ce qu’on appelle la justice !
— Alors autant en tirer profit si on le peut.
— C’est la juste récompense du travail qu’on accomplit.
Les quatre hommes défendaient leur position avec véhémence.
Obtenir réparation. C'est donc ce qu’ils souhaitaient vraiment. Mais, d’un autre côté, ils ne cachaient nullement leur désir de profiter de la situation. Cet appât du gain, cette volonté de faire du profit. Leur véritable nature se manifestait de manière évidente sous la forme d'une avidité démesurée.
— C'est impossible… ! Comment des monstres aussi puissants peuvent-ils exister... ?!
Le guerrier en armure rouge s’était mis à trembler sur place, submergé par l'effroi.
Il se tenait devait un plantigorade couvert de blessures dégoulinantes de sang. Son pelage était tout ébouriffé, et ses grands yeux étaient si injectés de sang qu'il était difficile de croire qu'il avait perdu toute volonté de se défendre. Mais une lance de fer était fichée près de son cœur.
— Qui a fait ça ?! Qui a osé attaquer cette créature ?!
— C'était moi... et lui...
D’une main tremblante, il désigna le guerrier en armure bleue qui gisait au sol.
— On pensait que ce serait une belle prise ! Il semblait être résigné à se laisser tuer, alors on a pensé qu’à deux, on allait y arriver…
Alors, le platigorade les chargea, balança ses gros bras vers le guerrier en bleu et le projeta contre le tronc d’un arbre. Il fixa ensuite les autres en émettant de faibles grognements. Un flot de sang jaillissait de la blessure où la lance était plantée. C'était clairement une blessure mortelle.
— C'est impossible ! Les monstres de cette région n'étaient-ils pas censés avoir perdu toute volonté de se battre... ?
— C’est sans doute la haine des humains qui le pousse à lutter, fit Maam. Parce que vos camarades l’ont torturé et ont essayé de le tuer.
— C’est pas possible !
Le monstre déchaîna sa fureur et se précipita vers le guerrier en armure rouge. Celui-ci tenta désespérément de s'enfuir, le visage déformé par la peur, couvert de larmes et de morve.
— Espèce de... !
L’homme en armure bleue, bien que blessé et en sang, jeta un poignard en direction du monstre. La lame s'enfonça profondément dans l'épaule du plantigorade, qui poussa un cri mais n’interrompit pas sa charge. L’homme en armure bleue poussa un cri déchirant lorsque le monstre le percuta.
Le plantigorade mit alors un genou au sol. Il essaya ensuite de se relever, sans y parvenir. Ses mouvements devenaient clairement plus lourds, sans doute à cause de la douleur causée par ses blessures. Ses yeux étaient injectés de sang.
Vengeance. Haine. Peur. Douleur. Souffrance. Un mélange complexe d’émotions se lisait dans ses yeux.
— Hé, pourriture !
Le guerrier en armure rouge brandit sa longue épée et s’approcha du monstre, qui était toujours à genoux.
— Tu vas me le payer !
De toute évidence, il comptait asséner un coup final au monstre en difficulté. Cependant, il ne semblait pas suffisamment fort pour sortir vainqueur de l’affrontement. Ils allaient seulement se blesser mutuellement. Un malheur n’était pas loin de se produire.
— Arrête, s’il te plaît…
Maam ôta ses gants.
— Prends ça.
Elle tendit un petit sac d’herbes médicinales au guerrier en armure rouge.
— Occupe-toi de tes camarades. Ils sont à peine en vie.
— Et toi, alors ?
— Je vais prendre mes responsabilités et m’occuper de ce monstre.
— Quoi… ?!
— Dépêche-toi !
Maam repoussa le guerrier et se planta devant le plantigorade. Il souffrait, c’était évident. Et il ne cesserait de souffrir qu’en mourant.
Mais il existait un moyen de le soulager au plus vite.
En un seul coup.
Sans lui infliger de douleur.
Aucun des hommes présents autour d’elle n’aurait été capable d’accomplir un tel tour de force. Quant à elle... si elle parvenait à exécuter cette technique, l'impossible allait enfin devenir possible.
— Aaaah !
Avec un cri de détermination, Maam concentra toute sa force dans son poing droit.
Elle n'avait jamais réussi cette technique jusqu’à présent.
Il était évident que ses chances de succès étaient encore extrêmement faibles.
En cas d'échec, elle ne ferait qu’empirer la souffrance du monstre.
Était-il sensé de prendre ce risque à un moment aussi crucial... ?
« Tu ne la maîtriseras jamais si tu ne brises pas les chaînes qui retiennent ton cœur », fit la voix de Brokina dans son esprit.
Les chaînes de son cœur.
Jusqu'à présent, la crainte de tuer son adversaire avait entravé sa technique. Cette fois-ci, c’était différent.
Si elle échouait, son adversaire souffrirait.
Elle devait réussir pour le bien de son adversaire.
Sa décision était prise.
Elle sentit une énergie différente de celle d’avant parcourir son corps.
Le plantigorade se remit debout avec un rugissement et leva les bras pour charger. Comme s’il voulait la provoquer, la pousser à tenter sa chance avec une technique qu’elle n’avait jamais réussi à exécuter auparavant.
Maam bondit dans sa direction.
— Coup de poing ignescent !
Elle envoya son poing droit en direction du cœur du plantigorade. Qui abattit son bras comme pour lui arracher le buste.
Le poing luisant de Maam et le bras puissant du plantigorade.
Leurs silhouettes se rencontrèrent dans la forêt bercée par le soleil couchant.
Un instant.
Cela ne dura qu’un instant.
L’instant où le poing scintillant de Maam heurta le poitrail du monstre.
La lance fichée dans sa peau roula sur le sol avec un bruit sourd.
L'onde de choc générée par le poing de Maam traversa tout le corps du monstre et fissura ses tissus, à travers lesquels se diffusa aussitôt une chaude et lumineuse magie de guérison.
Le plantigorade s’effondra sur place.
— C’est fait…
Maam fut submergée par un sentiment de satisfaction qu’elle n’avait jamais connu auparavant. Son désir de mettre un terme à cette scène tragique lui avait permis de maîtriser la technique secrète.
Pendant ce temps, le guerrier en armure rouge avait prodigué les premiers soins à ses camarades. Ils étaient maintenant assis, immobiles, la bouche ouverte. Quand leurs regards rencontrèrent celui de Maam, ils bondirent sur leurs pieds et s’écrièrent en chœur :
— C’est un monstre ?!
Et de s’enfuir en toute hâte.
— Je… je suis désolée…
Des larmes se mirent à couler des yeux de Maam, qui se retrouvait maintenant seule.
Elle creusa un trou dans le sol et y enterra dignement le corps du plantigorade. La peine qu’elle éprouvait à l’idée de lui avoir ôté la vie surpassait de loin la joie d’avoir réussi pour la première fois sa technique secrète.
Le soir même, Maam retourna à la cabane de Brokina et lui fit le récit de tous ces événements.
Le lendemain matin, elle exécuta à nouveau son coup de poing spécial en présence de Brokina. Le résultat fut presque identique à celui de la veille.
— Tu as vraiment appris la technique en peu de temps, commenta Brokina. Tes progrès sont impressionnants, Maam.
— Merci beaucoup, répondit-elle humblement. C'est uniquement grâce à vos enseignements.
Maintenant capable d’utiliser cette technique, Maam pouvait officiellement mettre un terme à son entraînement et reprendre son voyage.
— Quels sont tes projets, Maam ?
L’après-midi de ce même jour, Maam était fin prête à s’en aller.
— J'ai entendu dire qu’un tournoi d'arts martiaux se tiendra bientôt à Romos, expliqua-t-elle. J'aimerais y participer pour tester mes compétences.
— Tu devrais bien t’en sortir si tu mets à profit les fruits de ton entraînement, répondit Brokina. Amuse-toi bien.
— Au revoir, maître !
— Attends un instant.
Brokina arrêta Maam alors qu'elle s'apprêtait à partir.
— Emmène Chiu avec toi.
Brokina donna une petite tape dans le dos de Chiu.
— Hein ? J’y vais, moi aussi ?
— Il est temps que tu commences à découvrir le monde, non ?
— Si vous le dites, alors oui ! S’il te plaît, Maam !
Le sourire éclatant de Chiu fit fondre le cœur de Maam.
— Je n'y vois aucun inconvénient. Allons-y ensemble, Chiu.
— Merci beaucoup ! On pourra participer tous les deux. Tu gagneras le premier prix et j’arriverai deuxième, s’exclama Chiu en gonflant fièrement sa petite poitrine.
— Pour être honnête, j'aimerais vous accompagner, reprit Brokina. Mais ma maladie ne me le permet pas.
Il se mit à tousser, et Maam comme Chiu remarquèrent que ses yeux brillaient drôlement. Mais ils ne dirent rien à ce sujet.
— Vous devez me trouver pathétique.
— Non, pas du tout !
Maam et Chiu secouèrent la tête en même temps.
Et ils ne mentaient pas. Bien qu'un peu excentrique, Brokina avait été un mentor fiable.
— Si nous vainquons l'Empereur du Mal, déclara Maam, les monstres et les humains pourront à nouveau coexister, comme c’était le cas sur l’île de Dermline. Je vais faire de mon mieux pour que cela devienne possible.
Brokina hocha la tête.
— Je te souhaite bonne chance.
— Merci !
Et ainsi, sous le regard bienveillant de Brokina, Maam se mit en route vers Romos en compagnie de Chiu.
Merci pour ton travail !
L'histoire de Maam nous ferait presque culpabiliser de tuer et farmer les monstres... et j'ai du mal à comprendre ce qu'elle a fait au plantigorade, c'est un coup de poing de guérison mais qui tue aussi ?
EDIT : Merci pour l'explication, belle comparaison.
Oui, c'est exactement ça : le coup de poing ignescent est une technique qui consiste à frapper l'ennemi tout en diffusant un sort de soin dans son corps. Son intensité est telle qu'elle annule la douleur provoquée par l'impact mais détruit les tissus corporels de la cible. Pour reprendre la comparaison utilisée par Brokina dans l'histoire originale, c'est un peu comme si on arrosait une plante sèche avec un torrent d'eau : on risquerait de la tuer complètement au lieu de l'hydrater.
Maam s'est donc servi de cette technique pour achever le plantigorade sans le faire souffrir !
Chapitre 4 – Vers la forteresse de Rochedémon
Deux silhouettes gravissaient la pente d’une montagne sous le soleil cuivré du matin.
L’un était un homme mince portant à sa taille une épée à l’apparence sinistre. L’autre, un monstre très imposant avec une énorme hache. Tous deux dissimulaient leur visage sous une capuche et grimpaient la côte sans montrer le moindre signe de fatigue.
— Hyunckel, ce chemin mène bien aux montagnes de Guildmain ?
L’homme mince, prénommé Hyunckel, s’arrêta en entendant la question de son compagnon et tira une carte de sa poche.
— Oui, c’est bien ça. Le Roi des carnassiers serait-il fatigué ?
Devant ce ton provoquant, l’immense Crocodine sourit.
— Pas du tout. Si une petite randonnée comme celle-ci me fatiguait, je ne mériterais pas mon titre de Roi des carnassiers.
— Je n’en attendais pas moins de ta part, répondit Hyunckel.
— J’ai seulement l’impression que le trajet se fait long…
La préoccupation de Crocodine n’était pas infondée. Cela faisait déjà un bon moment qu’ils avaient quitté Dai et leurs amis.
Leur mission était de rejoindre la forteresse de l’Armée du Mal, située au cœur des montagnes de Guildmain, et de recueillir des informations sur l’activité ennemie. Une telle mission ne pouvait être accomplie que par Hyunckel et Crocodine, anciens légats de l’Armée du Mal, et c’était pourquoi ils s’étaient portés volontaires.
Ils avaient envisagé de gagner du temps en sollicitant le faucondor sous les ordres de Crocodine, mais une approche aérienne aurait pu alerter l’ennemi. Ils avaient donc préféré se dissimuler sous des capuches et voyager à pied.
— Nous n’avons rencontré aucun monstre jusqu’à présent, observa Hyunckel, reprenant sa marche d’un pas assuré. Nous sommes sur la bonne voie.
— Hmm.
Hyunckel s’arrêta et se retourna pour interroger son compagnon :
— Nous devrions atteindre les montagnes de Guildmain demain matin. Es-tu prêt à continuer ?
— Bien sûr, répondit Crocodine d’un air déterminé.
Encouragé par la réponse de son compagnon, Hyunckel leva les yeux vers la pente abrupte qui se dressait devant eux.
— Allons-y.
— Attends.
Hyunckel s’arrêta.
— Que se passe-t-il ?
— Regarde.
Crocodine pointa le doigt vers le côté droit de la pente.
— Il y a quelqu’un allongé là-bas…
En s’approchant, ils réalisèrent que c’était un enfant. Plutôt un adolescent, d’ailleurs, mais il était allongé face contre terre et il était ainsi difficile de déterminer s’il s’agissait d’un garçon ou d’une fille. Ses vêtements étaient déchirés par endroits, et ses membres couverts de nombreuses éraflures. Il était complètement immobile.
Crocodine le considéra d’un air peiné.
— Il a dû faire une mauvaise chute en fuyant des monstres…
— Nous devrions l’enterrer. Il n’y a rien d’autre à faire.
— Oui…
Alors qu’Hyunckel s’approchait pour prendre le petit corps dans ses bras, il entendit un faible gémissement.
Les doigts de l’enfant bougèrent légèrement.
Il était vivant.
À en juger par la voix, c’était une fille. Elle se mit à gémir plus fort à mesure qu’elle reprenait connaissance.
Crocodine jeta un regard interrogateur à Hyunckel.
— Que fait-on ?
Ils ne pouvaient pas l’abandonner. Même si sa vie ne tenait sans doute qu’à un fil, la laisser ici revenait la condamner. Ils devaient essayer de la soigner, mais comment ? Crocodine et Hyunckel en étaient incapables. Ils ne possédaient aucune herbe médicinale et ne connaissaient aucun sort de guérison. Ils pouvaient seulement transporter la jeune fille dans un endroit où elle pourrait être soignée. Rien de plus.
La voix de la fille tira Hyunckel de cette triste pensée.
— Mes… affaires…
Ses gémissements rendaient les mots difficilement compréhensibles.
— Mes… affaires…
Hyunckel regarda autour de lui. Il aperçut une sacoche en cuir accrochée à un tronc d’arbre. Il la prit et regarda à l’intérieur. Elle contenait quelques herbes médicinales.
Peu importait à qui ce sac appartenait. Hyunckel prit une herbe et la tendit à la fille, qu’il retourna doucement sur le dos.
— Urgh…
Hyunckel resta alors sans voix.
— Aïe… j’ai mal…
Les yeux de la jeune fille étaient traversés par une nette coupure horizontale. Cette blessure était évidemment plus grave que toutes les autres. De simples herbes médicinales n’allaient peut-être pas suffire pour la soigner, mais il fallait tenter le tout pour le tout.
Hyunckel lui fit mâcher quelques herbes tout en examinant ses blessures de plus près. Par chance, l’entaille était impressionnante mais peu profonde. Les globes oculaires n’avaient pas été touchés. Elle allait pouvoir guérir complètement.
Hyunckel fouilla à nouveau dans le sac.
En plus des herbes médicinales, il y trouva une gourde d’eau, plusieurs rations de viande séchée, une allumette, un petit poignard et une couverture. Tout cela semblait indiquer que la jeune fille avait prévu de passer quelques jours dans cette forêt. Seule ? Dans quel but ?
Hyunckel déplia la couverture. Il en déchira une longue bande dans laquelle il plaça des herbes médicinales, et noua le tout autour de la tête de l’enfant. C’était un bandage de fortune mais qui ferait l’affaire pour un moment.
— Merci…
Une légère rougeur apparut sur le visage reconnaissant de la jeune fille. Les herbes commençaient à faire effet. Le danger semblait être écarté. Hyunckel se sentit soulagé.
Cependant, il ne pouvait pas abandonner cette fille. La blessure à ses yeux lui avait clairement été infligée par quelqu’un ou quelque chose, humain ou monstre. Même si elle possédait une arme, cette jeune fille ne semblait pas taillée pour le combat. Et avec les yeux dans un tel état, elle allait avoir du mal à marcher et encore plus à se battre.
Elle ne survivrait pas à une nouvelle attaque. Il fallait la conduire en lieu sûr.
— D’où viens-tu ?
— D’un village…
— Quel est le nom de ce village ?
— Il n’a pas de nom… il est dans la forêt…
« Un village sans nom dans la forêt… », soupira Hyunckel intérieurement.
— C’est un nouveau village… C’est pour ça qu’il n’a pas de nom…
— Je vois. Te souviens-tu du chemin pour y retourner ?
— Oui, mais…
La jeune fille hésitait.
— Je ne peux pas… je ne vois rien…
Elle secoua tristement la tête.
— Tu ne te rappelles pas de la direction à suivre ? demanda Crocodine. Ou de quelque chose qui pourrait nous servir de repère ?
La jeune fille secoua à nouveau la tête.
— Non… Je ne sais pas… je ne sais plus rien…
Sa soudaine cécité semblait la plonger dans la confusion. Il ne semblait pas judicieux de poursuivre l’interrogatoire.
— Nous devons la confier à quelqu’un.
Crocodine acquiesça.
— Ne t’inquiète pas pour moi, ajouta-t-il. Si je porte ma cape et garde mes distances, personne ne remarquera quoi que ce soit.
En effet, si des humains apercevaient un monstre comme lui, cela ne pourrait causer que des problèmes. Il allait devoir se cacher en présence d’autres humains et laisser Hyunckel gérer les interactions.
Le problème était maintenant de voir à qui confier la blessée. Errer dans la montagne en espérant rencontrer quelqu’un serait une perte de temps.
— Nous devons redescendre et la conduire au village le plus proche.
— Soit. De toute façon, il n’y a pas d’autre solution.
— Attendez…
La jeune fille s’agrippa à Hyunckel.
— Ne descendez pas la montagne…
— Nous ne savons pas où se trouve ton village.
— Si on marche, on finira bien par rencontrer quelqu’un… s’il vous plaît !
Elle le fixa intensément malgré son bandage.
— On pourrait essayer pendant une demi-heure. Le village ne doit pas être loin. Si on marche pendant une demi-heure, on devrait croiser quelqu’un.
Hyunckel réfléchit à cette proposition. En effet, croiser quelqu’un dans la demi-heure suivante serait bien plus rapide que redescendre la montagne.
Il décida d’accepter.
— D’accord, mais nous retournerons au pied de la montagne si nous ne croisons personne en une demi-heure. Ça te va ?
— Ça me va.
— Comment t’appelles-tu ?
— Tika… Et vous ?
— Je suis…
— Nous sommes de simples guerriers itinérants, notre nom importe peu.
Crocodine avait interrompu Hyunckel juste à temps.
— Mieux vaut éviter de donner notre nom, chuchota-t-il à l’oreille de Hyunckel. Nous ne savons pas quelle réputation nous précède.
— Tu as raison…
Hyunckel acquiesça. Après tout, ils avaient été légats au sein de l’Armée du Mal. S’ils évitaient de se présenter, ils ne devraient pas s’attirer d’ennuis inutiles.
— Je vois… Dans ce cas, je compte sur vous, guerriers sans nom.
— Allons-y.
Hyunckel souleva la jeune fille et la prit dans ses bras, ainsi que son sac.
Ils se mirent en route, Crocodine scrutant les alentours derrière eux.
Ils n’avaient aucune manière de mesurer l’écoulement du temps, mais ils étaient capables de l’estimer grossièrement.
Et la demi-heure convenue finit par s’écouler. Jusque-là, ils n’avaient croisé ni humain, ni monstre, ni animal. La montagne était d’un calme presque inquiétant.
— Merci d’avoir utilisé des herbes. Je vais vraiment mieux grâce à vous.
Tika semblait avoir retrouvé quelques forces.
— Heureusement que nous sommes passés par là.
— Oui, c’est vrai. Vous avez bien soigné mes yeux, aussi. Ça devrait aller mieux avec un peu de repos.
— Comment peux-tu en être sûre ?
— Je fais office de médecin, dans mon village. Je récolte des plantes médicinales dans la montagne et je les utilise pour préparer des remèdes.
— C’est donc pour ça que tu étais là-haut ?
Tika acquiesça légèrement.
— Tu étais seule ? Ou accompagnée ?
— J’étais seule. D’habitude, je viens avec des compagnons, mais ils ne se sentaient pas bien aujourd’hui. Alors je suis montée seule.
Tika commençait à parler plus vite.
— J’étais en train de faire une bonne récolte quand un monstre m’a aperçue… J’ai vraiment cru que j’étais fichue…
Tika semblait avoir prévu de la nourriture et du matériel pour bivouaquer. Avait-elle eu l’intention de rester plusieurs jours dans la montagne ? Seule dans une forêt fréquentée par des monstres, sans arme adéquate…
— Et vous ? Si vous êtes des guerriers itinérants, qu’est-ce qui vous amène par ici ?
Tika avait changé de sujet, sans doute pour dissimuler son malaise.
Hyunckel décida de lui répondre :
— Nous sommes partis en reconnaissance.
— Hein ?
— Nous essayons de nous renseigner sur l’activité de l’Armée du Mal.
— Vous êtes au service d’un roi ?
— Non, c’est notre propre initiative.
— D’accord…
Tika n’avait pas l’air convaincue mais Hyunckel n’avait pas l’intention d’en dire plus. Son opinion importait peu du moment qu’ils trouvaient un moyen de l’aider.
— C’est l’heure, Hyunckel, l’avertit Crocodine.
— En effet…
Hyunckel et Crocodine échangèrent un regard et s’immobilisèrent.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Tika.
— La demi-heure impartie est écoulée. Nous allons redescendre.
— Quoi ?
— Nous ne pouvons pas perdre plus de temps. C’est regrettable, mais nous allons devoir te laisser en bas, dit Crocodine en se dirigeant vers la plaine en contrebas.
Hyunckel lui emboîta le pas.
— Attendez ! cria Tika en agrippant la tunique de Hyunckel de ses deux mains. Encore une demi-heure, juste une demi-heure de plus !
— Pourquoi refuses-tu de descendre ?
Hyunckel considérait fixement les yeux de Tika, bien que cachés sous son bandage.
— C’est que…
Crocodine murmura quelque chose à l’oreille de Hyunckel. Ils avaient tous les deux une drôle d’impression.
Hyunckel détourna le regard de Tika et scruta les environs. Remarquant cela, Tika pencha la tête avec curiosité.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Silence.
Hyunckel la fit taire en posant une main sur sa bouche, puis balaya la zone du regard.
Il ressentait une présence maléfique près d’eux. Plusieurs, même.
— Est-ce que…
Ressentant le même malaise, Tika se raidit.
— Ne bouge pas, dit Hyunckel en lui tapotant légèrement la tête.
Quelques instants plus tard, les arbres alentour se mirent à trembler et les sources de ces auras maléfiques apparurent enfin.
Des monstres émergèrent un à un.
Leur nombre était considérable. En un instant, une dizaine d’entre eux étaient déjà là.
Cependant, ce n’était pas vraiment leur nombre qui étonnait Hyunckel.
« Pourquoi ces monstres sont-ils ici… ? », se demanda-t-il.
Environ la moitié d’entre eux étaient des monstres que l’on trouvait habituellement dans la forêt, comme des gluants ou des fourmiliers géants. Mais l’autre moitié… étaient des soldats squelettes et des zombies, indéniablement issus de la légion des morts-vivants que Hyunckel avait autrefois dirigée.
« La légion des morts-vivants devrait être anéantie… Qu’est-ce que ces monstres fabriquent ici ? »
Aucune réponse ne lui vint.
Même si Tika ne voyait rien, elle ressentait la présence des monstres et se pelotonnait contre Hyunckel.
— Ce sont des monstres, hein ? Ils sont nombreux ?
— Il vaut mieux que tu ne le saches pas.
— On devrait peut-être se rendre ? suggéra Tika d’une voix tremblante. S’ils sont trop nombreux… ça pourrait nous sauver la vie…
— Ne t’inquiète pas.
Hyunckel laissa Tika sous un arbre et déposa son sac au sol.
— Ça sera vite réglé. Reste ici.
Au moment où Hyunckel lui tourna le dos, un soldat squelette s’approcha en brandissant son épée.
— Aaargh !
Le monstre poussa un cri de douleur. Hyunckel venait de le pourfendre de sa lame magique.
— Amdo !
L’armure reliée à son épée magique se fixa aussitôt sur son corps.
— Rugis, ô hache du vide !
Hache en main, Crocodine dispersa les monstres qui s’approchaient.
— Finissons-en !
Hyunckel se jeta dans la mêlée et abattit tous les monstres qui se trouvaient à sa portée. La montagne vibrait au son de leurs armes et des cris des monstres. Puis, en un rien de temps, le calme retomba.
— Ça alors… murmura Tika. Vous les avez tous vaincus ?
Elle n’avait pas eu besoin d’observer le combat pour constater la différence de puissance évidente entre les monstres et ses deux compagnons.
— Tout va bien, Tika ?
Hyunckel prit Tika dans ses bras et ramassa son sac.
— Oui…
— Alors, allons-y.
Hyunckel se dirigea à nouveau vers la pente pour descendre la montagne.
— Attends !
Tika regardait fixement la gorge de Hyunckel.
— Vous êtes vraiment forts.
— Ces monstres n’étaient pas bien redoutables.
— Mais puisque vous êtes si forts…
Une drôle d’aura commença à émaner du corps de Tika.
— J’aurais dû faire ça dès le début.
Hyunckel la regarda. Ses yeux discernèrent alors l’éclat d’une lame.
Tika venait de plaquer un couteau contre sa gorge.
— Ce couteau est enduit d’un mélange spécial de plantes toxiques. Une simple coupure et tout est terminé.
La pointe du couteau brillait faiblement, comme si elle était recouverte d’huile.
— Même si vous êtes très forts, même si je ne peux pas vous voir… je ne me laisserai pas faire.
— Tu n’étais donc pas simplement venue cueillir des herbes médicinales ? demanda Hyunckel. Quel est ton véritable objectif ?
— C’est simple.
Tika esquissa un sourire.
— Je veux que l’un de vous deux soit capturé par les monstres.
— Quoi ?
— Ensuite, je partirai à sa rescousse avec l’autre. C’est tout.
— Vraiment ?
— Oui. C’est plutôt simple, non ?
— Sauf que ce n’est pas ton objectif, seulement un moyen d’y parvenir.
Hyunckel saisit fermement le poignet de Tika. Le couteau tomba aussitôt de sa main et se planta dans le sol.
Il déposa à nouveau la petite fille contre un tronc d’arbre.
— Hé, attends…
— Ce n’est pas grave si tu n’as pas envie de me répondre. Peu importe ce que tu as en tête, nous allons nous séparer ici. Débrouille-toi toute seule.
— Tu vas laisser une fille sans défense dans une forêt pleine de monstres ?
— Une personne qui veut faire enlever quelqu’un par des monstres est-elle vraiment sans défense ?
Hyunckel ramassa le couteau et le remit dans le sac, près de Tika.
— De toute façon, tu peux te battre, tu as une arme.
— Attends ! Ne pars pas !
— Adieu.
Hyunckel se retourna, prêt à partir avec Crocodine. Mais des cris de colère retentirent derrière eux.
— Idiot ! Monstre ! Tu as un cœur de pierre ! Tu dis être un guerrier mais tu refuses d’aider une petite fille ?
— Elle a de la ressource, fit Crocodine. Tu comptes vraiment la laisser ici ?
— Nous avons perdu assez de temps comme ça.
— Même avec une bonne arme, ça reste une gamine. Elle ne fera pas long feu si elle rencontre des monstres.
— Bon, d’accord.
Hyunckel revint sur ses pas et hissa Tika sur son épaule. Il ramassa le sac et le lança à Crocodine.
— Nous allons descendre la montagne.
— Hé ! Je ne te permets pas ! Lâche-moi !
Ignorant les protestations de Tika, Hyunckel et Crocodine se mirent en route.
— Idiot ! Lâche-moi !
Tika se débattait mais Hyunckel continuait son chemin sans lui prêter la moindre attention.
— Je ne renoncerai pas, même sans votre aide !
— Comme tu voudras.
— Quand mes yeux seront guéris, je me vengerai !
Hyunckel ne réagit pas.
— Je ne laisserai pas passer ma chance ! Je prendrai ma revanche !
Hyunckel s’arrêta net. Surprise, Tika frémit.
— Quoi ?
— C’est donc ça, ton but ? La vengeance ?
— Tu comptes m’aider, maintenant ? fit Tika d’une voix joyeuse qui contrastait avec ses récentes plaintes.
— J’aimerais juste comprendre ce qui t’anime.
— Je ne te dirai rien si tu ne promets pas de m’aider.
— Inutile de discuter…
Exaspéré, Hyunckel reprit sa marche.
Tout à coup, une voix se fit entendre dans la forêt.
— Tika !
Les arbres frémirent, indiquant que quelqu’un approchait.
Deux hommes firent leur apparition.
— Enfin ! Elle est là !
— Tu nous as fait peur !
L’un des nouveaux venus était un homme d’âge moyen, l’autre un garçon de l’âge de Tika.
Ils se rapprochèrent, inquiets à la vue des blessures de Tika.
— Que s’est-il passé ?
Le garçon courut vers elle et toucha son visage bandé.
— Tes yeux ! Ça va ?
— Oui, ça va ! Lâche-moi ! pesta Tika en le repoussant.
L’adulte se tourna vers Hyunckel.
— Vous l’avez soignée ?
— Oui…
— Merci beaucoup ! s’exclama le garçon en serrant la main de Hyunckel. Vraiment, merci…
— Ne pleure pas, idiot… gronda Tika, et le visage du garçon s’empourpra.
— Que s’est-il passé ? demanda l’homme à Hyunckel, le visage grave.
— Je ne connais pas les détails de l’histoire. Nous l’avons trouvée évanouie dans la forêt. Elle semblait avoir fait une mauvaise chute.
— Elle nous a dit être partie chercher des herbes médicinales, compléta Crocodine qui se tenait en retrait.
— Quoi ?
Le garçon fusilla Tika du regard. Elle se détourna, feignant l’innocence. Les yeux du garçon s’enflammèrent davantage.
— Tu n’étais pas censée être de service aujourd’hui, pas vrai ?
— Ah bon, tu crois ?
— Ne fais pas l’innocente ! Tu t’es échappée sans permission !
Le garçon tenta de l’empoigner. Tika semblait donc être sortie du village en cachette pour se venger de quelqu’un ou quelque chose.
— Ne crie pas, le réprimanda l’adulte. On pourrait se faire repérer.
— D-désolé !
Le garçon couvrit sa bouche avec sa main.
— Ramenons-la au village. Voyageur, pouvez-vous nous la confier ?
— Bien sûr.
Les deux villageois prirent Tika des bras de Hyunckel.
— Tu vas tout nous expliquer une fois qu’on sera de retour au village.
L’homme se tourna ensuite vers Hyunckel.
— Ça m’embête de vous demander ça, mais pourriez-vous nous accompagner ? Nous aimerions vous remercier pour votre aide.
Sous sa capuche, Crocodine fixa Hyunckel de son regard perçant, comme pour lui demander son avis.
Ils étaient certes pressés par le temps, mais Hyunckel ne parvenait pas à oublier le brûlant désir de vengeance qu’il avait perçu dans la voix de Tika. Le bandage sur ses yeux rendait ses émotions difficiles à deviner, mais il avait bien ressenti sa détermination, sa colère et son regret. En fait, cela lui rappelait le jour où il avait crié contre Avan, l’homme qui avait tué son père.
— D’accord. Allons-y.
Hyunckel hocha légèrement la tête et se mit en route derrière les villageois qui s’enfonçaient déjà dans la forêt, portant Tika à deux, chacun la soutenant d’un côté.
Après avoir marché un moment, ils quittèrent le chemin et s’engouffrèrent dans des buissons. Crocodine fermait la marche. Cela lui permettait de rester discret et de surveiller les environs en même temps.
Ils découvrirent finalement un trou dans la végétation, s’ouvrant sur ce qui ressemblait à l’entrée d’une petite grotte.
— Le village est juste ici, annonça le garçon, qui se prénommait Elder, en tendant le doigt vers la cavité.
— Nous avons tenté de dissimuler l’entrée pour ne pas être découverts par les monstres, expliqua Sorel, l’adulte, en se tournant vers Crocodine. Elle est trop petite pour vous, vous ne pourrez pas passer.
— Pas de souci, répondit Crocodine, dont la capuche dissimulait le soulagement. Je vais rester ici et monter la garde.
Il éviterait ainsi d’être exposé à des regards curieux qui pourraient découvrir sa véritable nature.
— Allons-y, fit Sorel en incitant Hyunckel à passer en premier.
Ils avancèrent jusqu’à déboucher soudainement sur une grande clairière.
— Nous y sommes.
Derrière l’étroite entrée se trouvait un vaste espace avec de nombreuses maisons plutôt rudimentaires, recouvertes de feuillages pour mieux se fondre dans le décor. Quelques petites parcelles de terre semblaient grossièrement cultivées, et des outils agricoles ainsi que divers objets étaient posés contre des arbres.
C’était bel et bien un village, Tika n’avait pas menti sur ce point. Cependant, les villageois étaient principalement des personnes âgées et des enfants, et beaucoup d’entre eux semblaient blessés ou souffrants. Les hommes en âge de travailler étaient rares.
Sorel et Elder déposèrent Tika à l’intérieur d’une maison.
Alors que Hyunckel s’apprêtait à les rejoindre, il s’arrêta en apercevant une vieille femme. Elle avançait avec des pas hésitants et il se précipita juste à temps pour l’empêcher de trébucher sur une racine apparente.
— Merci, voyageur, murmura-t-elle.
— Ce n’est rien…
Elle sourit à Hyunckel et reprit lentement son chemin. Il la regarda s’éloigner, pensif.
— Vous vous demandez sûrement pourquoi nous vivons ici, fit une voix féminine à côté de lui.
C’était une femme d’âge moyen, visiblement une villageoise.
— Nous sommes simplement reconnaissants d’avoir un lieu où vivre, nous qui avons tout perdu…
— Que voulez-vous dire ?
— Nous avons fui. Nos villages d’origine ont été attaqués par l’Armée du Mal…
Hyunckel resta sans voix.
— Ici, il n’y a que des personnes qui ont perdu leur foyer. On fait et on partage tout ce qu’on peut pour survivre. C’est beaucoup plus dur qu’avant mais on s’accroche.
La femme regarda au loin.
— Nous avons évidemment pensé à aller dans un pays plus sûr, mais c’est un risque trop important pour les personnes âgées et les enfants, et des monstres pourraient nous attaquer à tout moment. Alors nous avons décidé de nous cacher ici. Et de survivre ensemble.
— Y a-t-il d’autres endroits comme celui-ci ?
— Je ne sais pas vraiment mais ça ne m’étonnerait pas. L’Armée du Mal a sans doute détruit beaucoup d’autres villages.
Hyunckel eut l’impression de recevoir un coup en plein visage.
Chaque bataille avait son lot de victimes collatérales, il le savait. Ainsi, les habitants de ce village se cachaient pour ne pas être davantage exposés et attendaient patiemment que la guerre se termine. Et tout cela était notamment le résultat de ses propres actions car, en tant que légat, il avait semé la destruction.
Les batailles faisaient souvent des victimes innocentes. Des victimes qui ne souhaitaient rien d’autre que de vivre en paix. Leur vie s’arrêtait pourtant là, et les survivants devaient faire face à une cruelle réalité, loin de leurs rêves.
Dans la cabane où étaient entrés Elder et Sorel, une femme maigre serrait Tika dans ses bras.
— Quel miracle… Tu es en vie…
— Tu me fais mal…
En remarquant que Hyunckel venait d’entrer, Elder tendit le bras vers lui.
— Tata, c’est lui qui a sauvé Tika.
La femme relâcha Tika, se leva et s’inclina respectueusement devant Hyunckel.
— Merci beaucoup, Hyunckel répondit poliment, puis se tourna vers Tika. Que faisais-tu dans cette forêt ?
Tika resta silencieuse, les lèvres crispées. En voyant cela, la femme pâlit. Elle saisit Tika par les épaules.
— Tu n’étais quand même pas… en train de faire une bêtise ?
— Une bêtise ? répéta Elder d’une voix furieuse. Qu’est-ce que tu avais en tête ?
— Rien du tout, je vous le jure ! répliqua Tika en secouant la tête.
— Quand vous parlez de « bêtise »… vous pensez à une histoire de vengeance ? demanda Hyunckel.
Tika fit claquer sa langue.
— Tu nous as bien demandé de t’aider à accomplir ta vengeance.
— C’était…
— Ça suffit ! s’exclama la femme en serrant plus fort les épaules de Tika. Je t’avais pourtant demandé d’arrêter de penser à ces choses insensées !
— Mais il est là, dans cette forêt !
Tika regarda la femme à travers ses yeux bandés.
— Je ne peux pas laisser passer cette occasion… Tu m’entends, guerrier sans nom ?
Elle regarda autour d’elle comme pour trouver Hyunckel.
— Avec ton aide, j’y arriverai. S’il te plaît !
— C’est inutile, répondit calmement Hyunckel. Qu’est-ce que cette vengeance pourrait bien t’apporter ? Elle te soulagera sur le moment, mais ensuite ? Tu ferais mieux de mettre ta détermination au service des gens qui t’aiment.
— Ne te moque pas de moi !
Tika se leva et se dirigea vers Hyunckel en vacillant.
— Qu’est-ce que tu en sais, hein ? Tu ne peux pas comprendre !
« Oh si, je comprends plus que tu ne le penses… », songea-t-il.
Il voyait en Tika un reflet de lui-même, du temps où il s’était laissé ronger par l’envie de se venger. Il devait l’aider à reprendre ses esprits avant qu’elle ne se perde. Comme Maam l’avait fait pour lui. Elle l’avait aidé à se relever et à lutter pour la justice. C’était maintenant à son tour de jouer ce rôle. Mais était-il digne de le faire, après toutes les batailles qu’il avait menées et les vies qu’il avait prises ?
— Hé, il y a un problème !
Les pensées de Hyunckel furent interrompues par des cris venant de l’extérieur.
— Que se passe-t-il ? demanda Sorel.
Un homme, à bout de forces, tomba à genoux sur le palier.
— Il y a eu une attaque…
En sortant de la cabane, ils aperçurent une foule rassemblée autour d’un homme étendu au sol, dégoulinant de sueur et respirant péniblement.
Elder et Sorel se précipitèrent pour le relever.
— Ça va ?
— Moi, oui. Mais les deux autres…
— Non, c’est pas possible… Mintos et Harbs…
— Je suis désolé… J’ai tout juste pu m’enfuir…
— Ne t’en fais pas. Tu es rentré et c’est tout ce qui compte. Repose-toi, maintenant.
Sorel s’éloigna avec le rescapé.
— Encore… pesta Elder en frappant le sol d’un geste rageur.
— Ils ont été attaqués par des monstres ? demanda Hyunckel.
Elder acquiesça.
— Nous devons abandonner le village.
— Quoi ?
Les villageois commencèrent à s’agiter.
— Mais on vient à peine de construire nos maisons…
— Les monstres finiront pas nous trouver, tôt ou tard. Et ce sera la fin.
— Mais les vieux et les enfants…
— Ils devront fuir aussi. C’est la mort assurée s’ils restent ici.
Le villageois soutenu par Sorel reprit la parole :
— Il a raison. Il ne faut pas rester ici.
Elder serra ses poings avec frustration.
— Maudite soit la légion des morts-vivants…
Hyunckel ne put s’empêcher d’élever la voix :
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demanda-t-il en empoignant Elder par la manche. Des morts-vivants se trouvent dans les parages ?
Elder était complètement abasourdi par ce soudain changement d’attitude.
— J’en sais rien ! Mais les rumeurs disent que des villageois sont enlevés par les monstres de la légion des morts-vivants…
— Des villageois sont enlevés… ?
— Ça n’a commencé que tout récemment, intervint une jeune villageoise qui s’était approchée d’eux. Il y avait peu de monstres dans la région quand nous avons fondé ce village… et ils étaient si faibles que nos hommes pouvaient les vaincre facilement. Mais ces derniers temps… des monstres bien plus féroces, comme des squelettes et des zombies, ont commencé à apparaître…
Et en effet, plus tôt dans la journée, Hyunckel et Crocodine avaient été attaqués par des soldats squelettes et des zombies. Des monstres qui appartenaient bel et bien à la légion des morts-vivants. Étrangement, ils étaient apparus en plein jour alors qu’ils préféraient habituellement l’obscurité de la nuit.
— Ces monstres attaquent et enlèvent les villageois. Peut-être même qu’ils les dévorent…
— Non, ils les tuent pour les transformer en morts-vivants !
— On nous avait pourtant dit que cette légion avait été vaincue par le héros ! Alors pourquoi est-ce que…
Hyunckel était absolument incapable de réconforter ces villageois abattus.
Ils avaient raison, la légion des morts-vivants avait effectivement été anéantie et Hyunckel, son légat, agissait dorénavant au nom du héros Dai. Cependant, cela ne signifiait pas que tous les monstres sous ses ordres avaient été exterminés. Du moins, Hyunckel ne pouvait en être certain.
Si un groupe de survivants avait été rassemblé… Si quelqu’un contrôlait ces morts-vivants et enlevait les villageois pour une raison quelconque… cela signifiait que la légion des morts-vivants s’était relevée.
— Nous devons agir vite, déclara Elder. Que tout le monde prépare immédiatement ses affaires.
Cette annonce sema la confusion et la panique parmi les villageois.
— Il n’est pas nécessaire d’abandonner le village, dit calmement Hyunckel.
Tous les regards se tournèrent vers lui.
— Que voulez-vous dire, étranger ?
— Il n’est pas nécessaire d’abandonner le village, répéta-t-il en posant la main sur la garde de son épée. Je vais m’occuper de ces monstres.
Sur ces mots, il quitta le village et rejoignit Crocodine, qui surveillait toujours les alentours.
— Je n’aurais jamais imaginé que la légion des morts-vivants puisse se reformer, lui dit-il après l’avoir informé des derniers évènements. Mais peu importe qui se trouve à sa tête, je vais lui régler son compte.
— Et je serai à tes côtés, ajouta Crocodine.
— J’y compte bien.
— Mais comment allons-nous procéder ?
— D’après ce que j’ai compris, les monstres attaquent et enlèvent les villageois.
— Ils les enlèvent ? Mais dans quel but ?
— Je ne sais pas, mais il doit y avoir une bonne raison.
— S’ils les enlèvent, ils les emmènent sans doute quelque part… Ils doivent avoir un repaire.
— Nous devons le trouver et le détruire.
— Ils devraient préférer les endroits sombres. J’ai cru comprendre qu’il y avait plusieurs grottes dans le coin.
— Alors nous fouillerons chacune d’entre elles.
— Nous n’avons pas d’autre choix. Ça prendra un temps considérable mais…
— C’est probablement la meilleure solution.
Crocodine se tourna pour observer les buissons derrière lui.
— Qui va là ?
Il n’y avait pourtant aucun mouvement dans ces buissons, mais Hyunckel avait également senti une présence.
— Nous savons que tu es là. Montre-toi.
Rien ne se produisit.
Résigné, Crocodine empoigna sa hache. Les buissons se mirent alors à remuer.
— C’est toi…
Tika apparut devant eux.
— Comment as-tu fait pour nous rejoindre malgré tes yeux bandés ?
— Je l’ai guidée, répondit Elder qui apparut derrière elle. Tika a quelque chose de très important à vous demander…
— J’ai entendu ce que vous avez dit, commença Tika en faisant un pas en avant. Vous allez combattre ces monstres, pas vrai ?
— Oui. Maintenant, rentre chez toi, c’est trop dangereux.
— Laissez-moi venir avec vous.
— Ne sois pas stupide.
— Tu sais très bien que je veux me venger.
Tika s’était engagée seule dans la montagne pour accomplir sa vengeance. Mais contre qui et pour quelle raison ? Hyunckel n’en savait toujours rien. Cherchait-elle un membre de la légion des morts-vivants ?
— Je vous en prie, implora Elder en s’inclinant. Peu importe ce qu’on lui dit, elle fonce tête baissée. Elle sera plus en sécurité avec vous deux.
— C’est trop dangereux, insista Hyunckel. Je ne peux pas garantir ta sécurité et ta blessure rend la situation encore plus délicate.
— Je ne vous demande pas de me protéger. Je suis prête à me sacrifier si besoin.
Tika sortit quelque chose de sa poche. C’était son fameux couteau enduit de poison.
— Avec ça, peu importe à quel point l’ennemi est puissant…
— Ces monstres sont des morts-vivants, rétorqua Hyunckel. Ta lame n’aura aucun effet sur eux.
— Je suis sûre que si.
Tika pointa le couteau droit devant elle.
— Le chef de cette légion est un humain, n’est-ce pas ?
Hyunckel resta sans voix.
— Je n’arrive pas à croire qu’un humain ait pu se rallier à l’Armée du Mal… C’est à cause de lui que mon père et ma mère…
— Tika, l’interrompit Crocodine. Est-ce que l’objet de ta vengeance est…
Tika acquiesça vivement.
— Oui. C’est Hyunckel, le légat de la légion des morts-vivants.
Hyunckel et Crocodine cheminaient vers l’endroit où se trouvait la grotte que les villageois leur avaient indiquée. Elder, quant à lui, portait Tika sur son dos.
— Quelque chose ne va pas ? demanda Tika à Hyunckel, qui n’avait pas lâché un mot depuis un moment. Tu es muet comme une tombe. J’ai dit quelque chose de mal ?
— Il est en colère contre lui-même, répondit Crocodine qui fermait la marche. Il ne supporte pas l’idée de vous exposer au danger.
Ce n’était pas totalement faux, mais ce n’était pas non plus l’entière vérité.
— C’est notre problème, pas le sien, fit Tika. Il est vraiment bizarre.
Quand Tika avait révélé l’identité de sa cible, Hyunckel avait tout de suite voulu lui dire son nom. Lui faire comprendre qu’il était l’objet de sa vengeance. Cependant, Crocodine l’en avait empêché.
— Qu’est-ce que ça changerait ? avait-il dit. C’est le nouveau chef de la légion qu’il faut anéantir, pour que cette forêt redevienne sûre.
Et Crocodine avait raison : révéler la vérité à ce moment-là n’aurait rien changé vis-à-vis de la menace qui pesait encore sur le village. Au mieux, cela aurait soulagé les désirs de vengeance de Tika.
Ils trouvèrent rapidement la grotte qui semblait bien être le repaire des survivants de la légion. En effet, quelques soldats squelettes montaient la garde autour de l’entrée. Hyunckel les élimina rapidement et ils purent pénétrer dans la grotte.
L’intérieur était beaucoup plus vaste qu’il n’en avait l’air. Les galeries avaient manifestement été creusées par des mains humaines, avec des fixations métalliques pour renforcer les structures et des escaliers pour passer d’un étage à l’autre.
— Cette grotte… commença Crocodine.
Il fut interrompu par Elder, qui tendit le doigt devant lui.
— Là-bas !
Un homme gisait au sol.
— Mintos ! Tu es vivant ! s’écria-t-il.
— Elder… ?
— Nous sommes venus te sauver. Que s’est-il passé ?
— J’ai été enlevé par les squelettes… Ils m’ont obligé à travailler…
— Cette grotte a donc bien été construite par des humains, conclut Crocodine.
— Mais pourquoi font-ils ça ? demanda Tika.
— Pour faire renaître la légion des morts-vivants, tonna une voix venue du fond de la grotte.
Au même moment, des soldats squelettes commencèrent à émerger de l’obscurité, un par un, deux par deux, trois par trois, comme s’ils étaient générés par les ténèbres elles-mêmes.
— Vous avez fini par trouver notre repaire…
La voix se rapprochait de plus en plus et une silhouette plus grande que les autres se détacha finalement de l’ombre.
— Hyunckel !
Tika cria et se précipita vers l’avant, couteau en main. Même sa cécité ne pouvait rien contre sa détermination sans faille. Elle fonça droit vers l’origine de la voix mais sa lame fut aisément repoussée.
L’ombre imposante se révéla alors.
C’était un gladiatueur de l’ombre, une créature bien plus puissante que les simples soldats squelettes. Il portait un casque et une armure épaisse, tenait une lourde épée d’une main et un grand bouclier de l’autre.
— Hyunckel ? Tu fais erreur !
D’un coup de bouclier, il repoussa Tika et la projeta contre le mur.
— Espèce de salaud !
Elder dégaina son épée et attaqua, mais le gladiatueur de l’ombre para le coup sans effort avec son bouclier.
— Je suis le nouveau chef de la légion des morts-vivants !
Le monstre leva son épée bien haut, prêt à frapper un Elder paralysé par la peur.
— Meurs !
Mais son coup fut dévié avec un éclat de lumière par l’épée magique de Hyunckel.
— Ça suffit.
— Hein ? Je t’ai déjà vu quelque part, toi… fit le gladiatueur de l’ombre en observant Hyunckel.
— Alors, quoi, tu as déjà oublié le visage de ton ancien légat ?
Le monstre le considéra alors avec intérêt, puis se mit à rire nerveusement en comprenant qui se tenait devant lui.
— Ça alors ! Hyunckel ! Si j’avais su que vous étiez vivant…
— Qu’est-ce tu fabriques ici ?
— Eh bien, j’utilise des humains pour construire notre base, répondit le monstre en gonflant fièrement sa poitrine. Je comptais annoncer la renaissance de notre légion au seigneur Vearn une fois les travaux achevés.
— Libère immédiatement tous les humains.
— Bien sûr, tout de suite… Enfin, non, qu’est-ce que je raconte ? Évidemment que non !
Et le gladiatueur de l’ombre amorça une nouvelle attaque que Hyunckel esquiva de justesse.
— Sale traître, tu es si naïf ! Je ne t’ai jamais aimé, tu te croyais tout-puissant parce que tu es humain ! Je vais te régler ton compte et te livrer au seigneur Vearn ! À l’attaque, les gars !
Le gladiatueur de l’ombre leva son épée pour encourager ses semblables. Mais son appel résonna vainement dans la grotte.
— Quoi… ?
— De quels « gars » parles-tu ? demanda Crocodine en balayant l’air avec sa hache, créant ainsi un tourbillon de vent.
Les os des soldats squelettes se désassemblèrent, virevoltèrent et retombèrent lourdement au sol après avoir heurté le plafond.
— Ne te ridiculise pas davantage, dit Hyunckel en brandissant lentement son épée.
Le gladiatueur de l’ombre poussa un cri strident lorsque Hyunckel le trancha impitoyablement en deux, et s’effondra sans vie.
— L’affaire est réglée, se réjouit Crocodine.
— Non, pas tout à fait, répondit Hyunckel en se tournant vers Tika et Elder, étendus sur le sol.
— Hyunckel…
Crocodine voulut l’empoigner par l’épaule, mais Hyunckel l’esquiva et s’approcha lentement des enfants.
Crocodine ne pouvait s’empêcher d’espérer que Tika et Elder, inconscients après l’attaque du gladiatueur de l’ombre, n’avaient pas entendu leur conversation.
Mais Tika se leva péniblement.
— Tu as tout entendu, n’est-ce pas ? demanda Hyunckel.
— Oui…
Un mince sourire apparut sur le visage de Tika.
— Tu es vraiment Hyunckel ? C’est une blague, pas vrai ?
— C’est la vérité. Je suis Hyunckel, l’ancien légat de la légion des morts-vivants.
Alors Tika pointa son couteau dans sa direction.
— Je vais te tuer.
— Tika, arrête ! hurla Crocodine. Il n’est plus dangereux ! Il se bat du bon côté maintenant !
— Peu importe, dit Hyunckel en frappant sa poitrine de la main. Vas-y.
Et il tapota son torse, encore et encore.
— Mon cœur est juste ici. Un coup suffira.
— Je vais te tuer, répéta Tika en s’approchant. Je vais te tuer… te tuer…
Des larmes commencèrent à couler sous son bandage.
— À cause de toi… mes parents sont morts…
— Oui. Et je mérite ta haine, dit Hyunckel qui restait immobile.
Même corrompu par le mal, il n’avait jamais osé attaquer quelqu’un sans défense. Néanmoins, sa morale ne changeait rien aux faits : il avait bel et bien été à la tête de la légion des morts-vivants.
— Tu sais, la vengeance ne mène à rien…
— Je vais te tuer…
— Si cela peut apaiser ton cœur, fais-le.
Tika s’approchait de plus en plus.
— Arrête ! cria Crocodine.
— Je vais te tuer !
Tika brandit le couteau de ses deux mains et le planta dans le sol. Puis elle le lâcha et s’effondra, en pleurs.
Hyunckel la regarda fixement.
— Merde…
La voix déchirante de Tika résonna dans la grotte.
— Merde… merde… merde !
Le temps s’écoula. Puis Hyunckel se retourna lentement vers Tika, toujours secouée de sanglots.
— Si je suis encore en vie après la défaite du seigneur du Mal… je reviendrai.
Il commença ensuite à s’éloigner, suivi de Crocodine.
— Tu es vraiment un drôle de type, dit Crocodine.
Hyunckel ne répondit pas. Il regardait droit devant lui et avançait avec détermination.
Chapitre 5 – Léona en congé
— Princesse, vous semblez fatiguée.
Dans une chambre du château de Bengarna, aménagée pour recevoir dignement les dirigeants de Papnica, le sage Apollo se tenait à genoux devant Léona et la regardait d’un air soucieux.
— Mais pas du tout, je ne vois pas de quoi vous parlez.
Léona détourna le regard comme pour éviter cette conversation. Cependant, les trois sages qui l’entouraient semblaient préoccupés par son état de santé.
— Les cernes sous vos yeux sont plus prononcés qu’hier… insista Apollo la dévisageant.
— Et votre teint n’est pas aussi lumineux que d’habitude, ajouta Marin en touchant délicatement la joue de la princesse.
— Sans compter que vous réprimez un bâillement toutes les deux minutes, renchérit Aimi, la sœur cadette de Marin.
— Ce n’est peut-être qu’une impression.
— Princesse !
Face à la pression des trois sages, Léona fit un pas en arrière.
— D’accord ! D’accord, j’ai compris ! Reculez un peu.
En réalité, Léona savait bien de quoi ils parlaient. Elle avait travaillé sans relâche pour organiser un sommet avec les dirigeants de différents royaumes. Cela avait impliqué de nombreux voyages en montgolfière, en bateau et en calèche, ainsi que l’obligation de dormir sur place par moments.
Ne supportant pas de rester cloîtrée, elle s’était souvent enfuie du château dans son enfance. Maintenant, ces multiples déplacements finissaient par l’épuiser. Mais elle restait déterminée. Les différentes nations du monde devaient s’unir rapidement pour repousser l’Armée du Mal. Dai et ses compagnons combattaient courageusement et Léona ne pouvait se permettre de faiblir.
— Nous savons que vous vous dévouez corps et âme à votre mission, reprit Apollo, comme s’il avait lu dans ses pensées. Votre détermination est admirable. Mais si vous persistez jusqu’à l’épuisement, cela pourrait avantager l’Armée du Mal.
Marin et Aimi acquiescèrent vivement.
— Vous avez besoin de prendre du temps pour vous, princesse.
— Vous devriez prendre un jour de repos.
Léona réfléchit, le doigt sur les lèvres.
Elle ressentait la fatigue qui s’accumulait en elle, le genre de fatigue que les sorts de guérison ne pouvaient apaiser. Ce n’était pas simplement son pouvoir magique qui s’épuisait, mais une véritable fatigue émotionnelle qui commençait à peser sur elle.
De plus, le roi de Bengarna étant absent, elle était confinée dans cette chambre. Elle avait donc du temps devant elle.
— D’accord. Je vais suivre vos conseils et me reposer, aujourd’hui.
— Nous sommes ravis de l’entendre !
Les trois sages lui sourirent.
— J’aimerais faire une petite virée en ville. J’espère que vous me le permettez ?
— Bien entendu, mais est-ce vraiment ce que vous souhaitez ?
— Qu’entendez-vous par là ?
— Si vous vous aventurez à l’extérieur, nous devrons vous accompagner pour assurer votre sécurité.
— Oh…
C’était évident. Une telle escorte rendrait la situation oppressante et Léona n’aurait pas vraiment l’impression de faire une pause. Ce serait tout comme une sortie officielle.
— Alors, que suis-je censée faire ? Me détendre dans une chambre qui n’est pas la mienne ?
Les trois sages se regardèrent et acquiescèrent.
— Quoi ?
Léona les observa d’un air déconcerté. Apollo toussota et reprit la parole :
— Nous avions prévu cette éventualité.
Puis, les trois sages se tournèrent vers la porte.
— Nous venons de nous rappeler d’une tâche urgente.
— Des gardes seront postés à l’entrée de la chambre mais la fenêtre restera ouverte.
— Vous comprenez ce que cela signifie, n’est-ce pas ?
Les sages quittèrent la pièce l’un après l’autre.
— Ah, je vois… !
Léona sourit et posa sa main sur le rebord de la fenêtre.
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Quelques instants plus tard, Léona se promenait dans la ville basse de Bengarna, vêtue d’habits ordinaires.
« Merci beaucoup, Apollo, Marin, Aimi. Je vais profiter au mieux de cette journée que vous m’avez offerte. »
Léona balaya les alentours du regard. La ville était toujours aussi animée : des boutiques proposaient divers équipements, aliments et marchandises, et les commerçants hélaient les clients qui flânaient.
Au coin de la rue, des artistes itinérants aux vêtements colorés divertissaient la foule avec des tours de magie et des acrobaties, récoltant des regards fascinés ainsi que quelques pièces.
Non loin de là, des artisans se rassemblaient autour des bâtiments récemment détruits pendant l’attaque du chevalier dragon Baran, et planifiaient les travaux de reconstruction.
Ce pays confirmait ainsi son statut de première puissance économique, et se montrait capable de se relever rapidement malgré les assauts répétés de l’ennemi.
Léona parvint à se fondre aisément dans la foule.
« Mais je ne dois pas baisser ma garde… »
Car avec autant de personnes autour d’elle, la probabilité d’être reconnue était considérable. Bien sûr, peu de gens seraient à même de reconnaître une princesse étrangère. Mais elle devait surtout éviter de se retrouver impliquée dans un incident, ce qui pourrait déclencher un conflit entre leurs royaumes et causer des ennuis aux trois sages. Il lui fallait rester discrète et profiter de son congé comme une jeune fille ordinaire.
« Un seul jour de congé… et il y a tant de choses à faire… »
Léona s’arrêta brusquement. Le meilleur moyen de se détendre était sans doute…
« Je vais faire les boutiques ! »
Léona s’élança dans la rue principale.
Bientôt, elle aperçut un imposant bâtiment de briques rouges qui surplombait les rues animées : c’était le grand magasin de Bengarna.
« La dernière fois que je suis venue ici avec Dai et les autres, nous avons été interrompus par l’Armée du Mal et je n’ai pas pu faire beaucoup d’emplettes ! »
Elle n’avait pas oublié les nombreuses marchandises exposées dans cet immense magasin. Elle avait maintenant l’occasion de les acheter.
Arrivée devant l’entrée du magasin, Léona s’empressa de pousser la porte.
« Je vais acheter, acheter, acheter ! »
Elle poussa de toutes ses forces.
— Hein… ? Pourquoi… ?
Elle avait beau forcer, la porte restait close. Comme si elle était fermée à clef.
— Pourquoi ça ne s’ouvre pas ? C’est une plaisanterie ?
— Excusez-moi, mademoiselle…
Une jeune femme en uniforme de vendeuse s’approcha de Léona avec un sourire désolé.
— Le magasin est fermé aujourd’hui.
— Quoi ?
Léona était stupéfaite. Mais en regardant de plus près, elle aperçut une pancarte au milieu de la porte qui indiquait : « Fermé aujourd’hui ».
— Oh non, voilà qui est ennuyeux…
Léona quitta la rue et reprit lentement son chemin.
Son enthousiasme l’avait empêchée de voir ce panneau d’avertissement, pourtant mis en évidence. Elle s’en trouvait bien embêtée mais elle n’avait pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Elle n’avait qu’une journée devant elle avant de replonger dans son quotidien.
« Je trouverai bien d’autres boutiques. »
Elle se dirigea vers une ruelle adjacente à la grande avenue.
Là, de petits bâtiments collés les uns aux autres abritaient des boutiques vendant de l’encens, des accessoires et bien d’autres objets originaux. La majorité de la clientèle était composée de jeunes femmes.
« C’est exactement le genre de boutique où je ne pourrais jamais aller en étant accompagnée. »
Léona entra dans la première boutique qui attira son regard.
— Oh, ce bijou est magnifique !
Elle acheta tout ce qui lui plut et passa à la boutique suivante.
— Ces vêtements sont très à la mode !
Son enthousiasme la poussa à visiter chaque magasin de la ruelle, et elle acheta sans retenue. Les commerçants, ravis d’accueillir une cliente si généreuse, discutaient joyeusement avec elle, l’encaissaient et la regardaient s’éloigner vers la boutique suivante. Plus tard, une statue serait même érigée en son honneur, la décrivant comme la déesse qui avait apporté le bonheur à la rue commerçante de Bengarna… mais c’est une autre histoire.
— Je pense que ça suffira pour aujourd’hui, dit-elle en s’essuyant le front.
Après avoir visité tous les magasins de la ruelle et demandé l’envoi de ses achats vers le château de Papnica, elle se sentait à nouveau légère.
Elle pensa un instant à visiter une autre ruelle pour continuer ses achats, mais se ravisa.
« Puisque j’en ai l’occasion, je devrais essayer quelque chose que je n’ai jamais fait auparavant. »
En effet, dans une ville aussi grande, il devait exister bien des divertissements.
« Je dois profiter pleinement de mon jour de congé ! »
Alors qu’elle réfléchissait à ce qu’elle allait pouvoir faire, elle entendit une dispute.
— Pitié, ne me dis pas ça !
— C’est non. Je refuse !
Une tente avait été dressée au coin d’une ruelle. Juste derrière elle, un petit homme corpulent coiffé d’un chapeau se disputait avec un homme grand et mince.
— Sans héroïne, la pièce n’a pas de sens.
— J’ai justement contacté plusieurs troupes de théâtre pour trouver une remplaçante.
— Même si tu en trouves une, elle ne sera probablement pas à la hauteur et il n’y a aucune chance qu’elle soit prête pour la représentation de ce soir !
— C’est mieux que de ne pas avoir d’héroïne.
— Certainement pas ! Je te répète depuis tout à l’heure qu’il vaut mieux annuler !
L’homme mince fit demi-tour pour retourner dans la tente, mais l’autre le retint.
— Si on annule, c’est la ruine assurée.
— Eh bien, soit ! Mieux vaut vendre des herbes médicinales au bord de la route que de faire une mauvaise représentation.
L’homme mince, de son prénom Lartan, pointa un doigt accusateur vers l’autre.
— Écoute-moi bien. Si elle ne revient pas ou si nous ne trouvons pas une actrice de son calibre, je ne monterai pas sur scène. J’espère que tu m’as compris !
Sur ce, il tourna les talons et disparut dans la tente. Le petit homme, maintenant seul, poussa un profond soupir et se prit la tête dans les mains.
— C’est fini ! On est fichus !
Il se roula par terre en hurlant comme un enfant. Voir un adulte se comporter de la sorte était ridicule, mais il semblait faire face à une situation très délicate.
Léona s’accroupit et tapota l’épaule du petit homme.
— On dirait que vous avez des ennuis ?
— Oooooh !
L’homme leva les yeux et croisa le regard de Léona. Son visage couvert de larmes s’éclaira.
— Quelle beauté ! Quelle grâce ! Seriez-vous notre sauveuse ?
— Je ne suis qu’une fille de passage, répondit-elle.
Elle se dégagea à temps pour éviter l’étreinte du petit homme.
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— Enchantée de vous rencontrer. Je m’appelle Oléna. Je ne resterai pas bien longtemps parmi vous mais j’espère vous aider à réaliser une merveilleuse représentation. Merci pour votre accueil.
Sous la tente, Léona s’inclina respectueusement devant les personnes qui l’entouraient. Elle avait choisi de se présenter sous un prénom d’emprunt – Oléna. Il était hors de question de décliner sa véritable identité, alors elle avait improvisé.
— Maintenant que je suis là, tout va bien se passer. Faisons de cette pièce une réussite !
Les gens autour d’elle, de tous âges et genres, la regardaient avec étonnement. Ils faisaient partie de la troupe d’acteurs itinérants dirigée par Morhon, le petit homme qui avait invité Léona à les rejoindre.
Ils avaient prévu de donner une grande représentation à Bengarna, mais l’actrice principale avait dû se retirer à cause d’une maladie subite, laissant le premier rôle vacant. L’annulation n’était pas envisageable car elle mettrait en péril la survie de la troupe, et Morhon voulait jouer cette pièce à tout prix. En revanche, Lartan, l’autre acteur principal, s’y opposait fermement. D’où leur dispute à l’extérieur de la tente.
Lartan était un homme très passionné par son métier. Il allait être difficile de trouver rapidement une actrice à la hauteur de ses exigences, surtout en si peu de temps.
En apprenant ceci de la bouche de Morhon, Léona avait décidé d’endosser le rôle principal en disant simplement : « Laissez-moi faire ! »
— Euh… Oléna, c’est ça ? demanda timidement un des membres de la troupe en levant la main. Désolé de te demander ça, mais as-tu de l’expérience en tant qu’actrice ?
— Non, répondit Léona. Mais ne vous inquiétez pas, ce rôle est fait pour moi. Je vais le jouer à la perfection !
Impressionnés par sa détermination, les membres de la troupe ne purent s’empêcher d’échanger quelques murmures.
— Elle est si confiante pour une débutante…
— Ça n’a pas l’air d’être du bluff.
— Elle est peut-être vraiment douée…
Morhon tapa dans ses mains pour attirer l’attention.
— Allons, s’il vous plaît ! Nous n’avons pas de temps à perdre. Commençons par relire la pièce avec Oléna !
— Oui, faisons ça.
— On verra bien de quoi elle est capable.
Les membres de la troupe commencèrent à se préparer, mais l’un d’eux restait immobile.
— Je ne jouerai pas avec une amatrice, déclara Lartan en pointant Léona du doigt. Une fille comme toi n’a rien à faire sur scène à mes côtés.
Son regard perçant, qui était clairement celui d’un professionnel, aurait intimidé n’importe quel amateur. Mais Léona garda son calme.
— À quoi bon être aussi arrogant ? demanda-t-elle.
— Pardon ?
Surpris par cette réponse, Lartan eut un mouvement de recul.
— Tu n’es pas le seul acteur de cette pièce. Si tu continues à te croire supérieur parce que tu as le premier rôle, tu finiras par tomber de haut.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, pauvre débutante.
— Il a raison !
Trois jeunes gens firent leur apparition derrière Lartan.
— Qui êtes-vous ? Ses admirateurs ? demanda Léona.
— Tu t’adresses au grand Lartan !
— C’est une vraie célébrité. Tu ne le savais pas ?
— Non, admit Léona, indifférente.
À cette réponse, l’un des admirateurs de Lartan esquissa un sourire méprisant.
— Tu n’es pas du coin, n’est-ce pas ?
— Elle doit venir de la campagne, soupira un autre en levant les yeux au ciel.
Léona se retint de leur rappeler que Papnica était une ville de taille respectable.
— Lartan est considéré comme l’acteur le plus talentueux et populaire de notre époque. Il peut remplir n’importe quel théâtre à lui tout seul ! Alors, monter sur scène avec une paysanne dans ton genre… c’est inimaginable !
Lartan observait Léona tout en hochant la tête d’un air satisfait, puis il pointa un doigt accusateur vers elle :
— Exactement, ce serait une erreur de jouer avec une novice comme toi ! Alors va-t’en avant de te ridiculiser davantage !
Il ferma les yeux comme pour signifier que la discussion était terminée. Mais Léona n’était pas de cet avis.
— On ne sait jamais tant qu’on n’essaie pas, n’est-ce pas ? lança-t-elle d’un air déterminé.
— Quoi ?
Lartan sembla momentanément déstabilisé par cette réplique. Puis, reprenant son calme, il adressa un sourire condescendant à Léona.
— Hmm, soit. Montre-moi de quoi tu es capable. Mais si tu commets la moindre erreur pendant la lecture, je te ferai chasser d’ici !
Sur ces mots, Lartan et ses admirateurs partirent, laissant Léona seule avec ses pensées.
— Me faire chasser d’ici, hein ? murmura-t-elle d’un ton sarcastique.
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La lecture de la pièce commença.
Les acteurs se tenaient en cercle, texte en main, et enchaînaient les répliques dans l’ordre prévu.
Léona avait rejoint le cercle et attendait son tour avec impatience. Elle allait devoir faire bonne impression en jouant son rôle pour la toute première fois.
Alors que les autres acteurs lisaient leurs lignes, Léona se tenait en retrait et sentait le regard anxieux de Morhon fixé sur elle. Pendant ce temps, Lartan et ses acolytes se jetaient des coups d’œil complices tout en continuant à jouer.
« Si elle rate sa première scène, tout le monde comprendra qu’elle n’est qu’une amatrice. »
« Si elle pense qu’elle peut s’en sortir avec quelques lignes de dialogue, elle se trompe. C’est justement parce que les répliques sont courtes que cette scène est difficile... ! »
« Tu ne fais pas le poids, petite. Fais autant d’efforts que tu veux, ça ne suffira pas… »
Telles étaient leurs pensées tandis qu’ils lisaient leur texte.
Le tour de Léona finit par arriver. Tous les regards se tournèrent vers elle. Cette novice déterminée était sur le point de donner sa première réplique.
Malgré cette tension palpable, Léona affichait un sourire paisible.
Puis, comme si elle avait attendu le moment idéal, elle ouvrit lentement la bouche.
— Bien le bonjour.
— Quoi… !
Les acteurs retinrent leur souffle. Parmi eux, Lartan était le plus stupéfait. La confiance que Léona avait manifestée n’était donc pas sans fondement.
« Ça y est… ! »
Intérieurement, Léona célébrait déjà sa victoire.
La pièce s’intitulait Les vacances de la princesse espiègle. C’était une comédie romantique dans laquelle une princesse s’échappait de son château pour visiter la ville incognito, et finissait par tomber amoureuse du prince du royaume voisin, également venu incognito. Simple hasard ou coup du destin, le rôle de cette princesse espiègle semblait avoir été écrit pour Léona.
« Comment est-ce possible… ? La posture de cette fille… ? La finesse de ses expressions… ? C’est comme si… on dirait une vraie princesse ! »
Tandis que Lartan restait sous le choc, Léona continuait à lire son texte sans hésitation. Lorsqu’elle se fondait dans la foule, elle était joyeuse et énergique comme n’importe quelle jeune fille. Et lorsqu’elle devait prendre son rôle de princesse, elle parlait avec une grâce et une dignité remarquables.
« Impossible ! C’est une débutante ! »
Même en déclamant ses propres répliques, Lartan ne pouvait cacher sa stupéfaction. Il ignorait évidemment qu’une véritable princesse se tenait devant lui.
« Mon esprit me jouerait-il des tours… ? »
C’était pourtant la réalité.
Les amis de Lartan, ayant remarqué son désarroi, commencèrent à lui envoyer des signes d’encouragement.
— Ne t’inquiète pas, Lartan, elle n’a lu que quelques phrases.
— Elle est élégante, c’est vrai, mais elle reste une débutante !
— N’importe qui aurait pu lire ces lignes correctement !
Lartan tenta de retrouver son calme.
« Elle a peut-être réussi à lire ses répliques, mais on verra de quoi elle est vraiment capable pendant la répétition générale ! »
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« Comment… ?! »
Lartan fut ébahi une nouvelle fois lors de la répétition générale.
— La princesse a deux personnalités, à la fois calme et exubérante. Elle arrive peut-être à réciter le texte, mais sera-t-elle capable d’avoir la bonne gestuelle ?
— Non, elle n’arrivera jamais à exprimer son conflit intérieur entre son désir d’aventure et son devoir.
Les espoirs de Lartan et de ses amis furent totalement déçus lors de la répétition. Sur scène, Léona stupéfia tous les acteurs présents au point qu’ils en oublièrent leur propre texte.
— On dirait vraiment une princesse… une vraie princesse…
— Incroyable... je ne pensais pas ça possible…
« Honnêtement, je ne m’attendais pas à me débrouiller aussi bien ! »
Léona savourait ce moment. Elle ressentait chaque mouvement et chaque réplique comme si elle était parfaitement en phase avec son personnage. C’était la première fois qu’elle jouait sur scène mais, en y réfléchissant, elle eut l’impression que l’exercice lui était plutôt familier.
Elle aussi jouait un rôle quand elle trompait les gardes pour s’échapper du château, quand elle devait montrer du courage dans une situation désespérée, ou encore quand elle devait faire des manières devant des dirigeants étrangers. Toutes ces expériences accumulées lui permettaient d’incarner son nouveau rôle avec brio.
« Je vais réussir à coup sûr ! »
Sa confiance commençait à se transformer en certitude.
— C’est incroyable !
Morhon, qui observait la scène, ne pouvait contenir son excitation. Il avait découvert un talent caché inestimable. Le jeu de Léona était tellement convaincant qu’elle donnait l’impression d’être une véritable princesse. Et sa beauté ajoutait encore plus de crédibilité à son jeu.
Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas rencontré une actrice avec un tel potentiel. Il avait pourtant l’impression de l’avoir déjà vue quelque part, mais il se trompait sûrement. Maintenant, il voulait absolument la garder dans sa troupe. Elle serait peut-être bien capable d’attirer encore plus de spectateurs que Lartan.
« Comment pourrais-je la convaincre de rester parmi nous une fois la représentation achevée… »
Morhon ne pensait qu’à cela, serrant le rideau des coulisses dans ses poings.
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— N’est-ce pas un grave problème ?
S’adressant aux trois sages de Papnica, le chancelier de Bengarna fronça les sourcils. Les rumeurs pouvaient parfois se répandre à une vitesse effrayante. Les trois sages avaient pris toutes les précautions nécessaires mais la nouvelle de la disparition de la princesse Léona s’était propagée, poussant le ministre à les interroger.
— Il n’y a pas de quoi s’inquiéter, répondit calmement Apollo.
Le chancelier lui lança un regard soupçonneux.
— Vous voulez dire qu’il est courant qu’une princesse disparaisse quand elle séjourne à l’étranger ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, mais…
— Nous devons envoyer une brigade à sa recherche !
Akim, le capitaine de l’armée de Bengarna, se mit au garde-à-vous.
— Laissez-moi faire ! Au nom de l’armée de Bengarna, je la retrouverai sans faute !
— Non, attendez !
Marin arrêta Akim qui s’apprêtait à quitter la pièce.
— La princesse profite simplement d’un peu de temps libre. Elle devrait bientôt revenir.
— Elle doit être partie faire quelques courses en ville, ajouta Aimi. Après tout, Bengarna est la plus grande métropole du monde.
Le chancelier, visiblement soulagé, s’exclama avec joie :
— Oh, vraiment ? Dans ce cas, il n’y a pas de problème !
Tout comme le roi, le chancelier était fier d’entendre des compliments au sujet de sa ville. Les sages avaient réussi à les rassurer.
« Princesse, laissez-nous gérer tout ça et profitez pleinement de votre congé », songea Apollo.
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— Voilà une excellente opportunité. Je dirais même que c’est une chance unique !
Le cyclomage se tourna pour regarder ses semblables qui se tenaient autour de lui. Ils acquiescèrent.
— Déguisons-nous en humains et infiltrons la ville pour trouver et tuer la princesse Léona.
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Dans les coulisses du théâtre, les préparatifs de la représentation avançaient tranquillement.
— Dis-moi, Oléna, que fais-tu dans la vie ?
— Je suis une princesse.
— Décidément, toujours le mot pour rire.
Alors qu’elle revêtait son costume, Léona discutait joyeusement avec deux autres actrices. Ce genre de conversation ordinaire était rare et elle voulait en profiter pleinement.
— Et vous deux, vous avez toujours été actrices ? demanda-t-elle.
Les deux femmes acquiescèrent.
— Oui, depuis l’âge de treize ans.
— Moi, j’ai commencé à quatorze ans.
— Nous avons voyagé dans de nombreux pays. De Romos à Ringaia, en passant par Karl et même Papnica.
— Oh, vous êtes venues à Papnica ?
— Oui ! J’aurais adoré rencontrer la princesse.
— Moi aussi !
Les deux femmes joignirent leurs mains, les yeux brillants. Léona toussa légèrement, essayant de garder son calme.
— Vous aimeriez rencontrer la princesse ?
— Nous l’admirons tellement. Elle est belle, courageuse, et elle a un charisme impressionnant.
— Elle a même combattu l’Armée du Mal pour protéger Papnica ! C’est admirable !
— On dit aussi qu’elle est très jolie ! ajouta Léona.
Les deux filles opinèrent.
— C’est vrai ! Nous aimerions tellement la rencontrer un jour…
— Nous aurions bien aimé qu’elle voie notre pièce.
— Malheureusement, la représentation prévue à Papnica a été annulée à cause de la guerre.
— Vraiment ? C’est dommage…
— Mais grâce au héros, Papnica a été libérée et la princesse est saine et sauve !
— Alors nous espérons qu’elle viendra voir notre prochaine représentation !
— Je l’espère pour vous.
En souriant à ces deux filles, Léona se mordilla discrètement la lèvre.
« Combien de temps me reste-t-il avant que mon absence soit découverte… »
Frustré, Lartan serrait les dents en écoutant leur conversation.
— Cette Oléna s’intègre bien au groupe.
— On dirait qu’elle s’adapte très facilement.
— Et elle ne passe pas inaperçue, pour sûr.
Mais Lartan ne réagit pas aux paroles de ses compagnons. Même en tant qu’acteur ayant consacré toute sa jeunesse au théâtre, il ne pouvait nier le talent exceptionnel de Léona. Et c’était précisément pour cette raison qu’il devait être intransigeant avec elle.
L’actrice qui devait initialement jouer le rôle de la princesse était originaire du même village que lui. Tous deux avaient été captivés par une représentation de la troupe de Morhon lorsque celle-ci était passée dans leur village, et ils avaient fait le choix de quitter leur foyer pour se lancer dans le théâtre.
Ensemble, ils avaient traversé des difficultés inimaginables pour enfin devenir des acteurs de renom. En se mesurant l’un à l’autre mais aussi en s’entraidant, ils avaient peu à peu amélioré leurs compétences.
Mais Léona était en train de franchir d’un seul bond tous les obstacles qu’il avait lui-même rencontrés, et ça lui était insupportable.
Il ne voulait pas la laisser monter sur scène. Il ne pouvait pas accepter de la voir briller plus fort que lui.
— Tu vas voir, Oléna, murmura-t-il en serrant le poing. Je vais te faire vivre un cauchemar. La scène sera ta tombe.
Ses yeux brillaient d’un éclat sinistre.
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Le soleil finit par se coucher et la ville fut enveloppée dans la lueur du crépuscule. L’heure de la représentation était enfin venue.
Les portes du théâtre étaient déjà ouvertes et un public des plus variés se pressait à l’intérieur. Quelle histoire allait-on leur raconter aujourd’hui ? Qui allaient-ils voir sur scène ? Les spectateurs prenaient place, leurs yeux brillant d’excitation.
En coulisses, les acteurs s’étaient réunis en cercle.
— Allez, on donne tout ! Cette représentation doit être exceptionnelle !
— Ouais !
Le cri de ralliement des acteurs résonna dans les coulisses.
En un rien de temps, Léona était devenue le pilier de la troupe.
Bientôt, le rideau se leva et les acteurs firent leur entrée sur scène, l’un après l’autre. Ils captivèrent le public avec des performances dévoilant tout le fruit de leurs entraînements.
Puis vint le tour de Léona.
— Bien le bonjour.
Elle esquissa un léger sourire.
Dans cette scène, elle devait jouer une princesse s’appliquant à accomplir ses devoirs royaux. Son jeu, empreint de toute son expérience en la matière, fascina le public. Des murmures échappèrent aux spectateurs éblouis par sa performance.
— Qui est cette actrice... ?
— Magnifique…
— Ce n’est clairement pas une débutante…
— Je crois l’avoir déjà vue quelque part…
Peu de temps après, Lartan fit son entrée sur scène. Son rôle était celui du prince d’un royaume voisin qui tombait amoureux de la princesse. Il devait la rencontrer alors qu’elle errait dans la ville.
Léona déambulait sur scène et Lartan s’approcha d’elle. Léona maîtrisait parfaitement son rôle de princesse perdue. Maintenant, il allait devoir lui tapoter l’épaule et lui demander si elle avait besoin d’aide, à quoi elle répondrait qu’elle s’était égarée.
— Avez-vous besoin d’aide ? demanda-t-il en tapotant l’épaule de Léona.
Léona se retourna et répondit :
— … !
Elle resta sans voix. Aucun mot ne franchit la barrière de ses lèvres, qui commencèrent à se tordre comme si elle allait éclater de rire.
Un poil noir sortait de la narine droite de Lartan, qui la regardait avec un grand sourire.
« Je te tiens ! » se réjouit-il.
Quelle actrice pourrait rester sérieuse en voyant ce vilain poil sortir du nez de son partenaire ? Aucune. Et seule Oléna pouvait apercevoir ce poil, qui n’était visible que de près. Le public ne voyait rien d’autre que le large sourire de Lartan. Sa ruse était remarquablement astucieuse.
— Bien joué, Lartan ! fit l’un de ses amis, qui surveillait la scène depuis les coulisses.
— Prends-en de la graine, gamine, ajouta un autre en hochant la tête. C’est ce qu’on appelle de l’improvisation !
— C’est ingénieux, mais… commença le troisième, dubitatif. Était-ce vraiment une bonne idée ?
« C’est parfait ! », songea Lartan. « Elle va éclater de rire et sa carrière sera définitivement ruinée ! »
Sa jalousie lui avait fait perdre la raison et il ne songeait plus qu’à déstabiliser Léona.
Léona respirait de plus en plus fort. Plus elle essayait de retenir son rire, plus il semblait vouloir s’échapper de sa bouche.
Alors elle changea de tactique. Essayer de réprimer ce rire était une erreur. Il fallait plutôt tenter de passer à autre chose.
— Je me suis égarée… articula-t-elle.
Elle avait réussi. En prononçant cette réplique, Léona avait repoussé son envie de rire.
Les acolytes de Lartan étaient abasourdis.
— C’est pas vrai !
— Elle a réussi à se retenir…
Cependant, Lartan restait dans son rôle. Il affichait un sourire tranquille, comme si rien ne s’était passé.
— En effet, une jeune femme comme vous n’a rien à faire dans les bas-fonds de la ville.
Puis Léona, toujours souriante comme le prévoyait le scénario, dit :
— Je reconnais que la vue n’est pas très agréable !
— Aïe !
Le visage de Lartan fut tordu par la douleur pendant un bref instant. Léona avait arraché le poil qui sortait de son nez.
Tout en réprimant ses larmes, Lartan répondit :
— Merci beaucoup. Vous êtes bien aimable.
— Ce n’est rien. Mais dites-moi, quel est votre nom ?
La pièce pouvait continuer.
« Bien joué, petite… »
« Pas mal non plus… »
Tout en se défiant du regard, Léona et Lartan continuèrent à jouer. Leur duel ne faisait que commencer.
Lorsque Lartan improvisa une blague qui n’était pas prévue par le scénario, Léona lança immédiatement une réplique qui fit rire le public aux éclats. Lorsque le cheval de Lartan chargea, Léona agita son mouchoir à la manière d’un toréador et esquiva gracieusement. Lorsque Lartan se mit à danser avec fougue, Léona l’accompagna dans une parfaite harmonie.
Les spectateurs étaient certes un peu perplexes, mais restaient captivés par ces nombreux rebondissements.
Cependant, certains réagirent différemment.
— Aucun doute. C’est la princesse Léona.
Les cyclomages qui recherchaient Léona s’étaient infiltrés parmi le public.
— Allons-y.
Les monstres hochèrent la tête et quittèrent discrètement la salle pour se rendre en coulisses. Ils auraient pu monter directement sur scène, mais surgir brusquement était trop risqué. Ils ne voulaient pas mettre leur mission en péril. Ils devaient faire preuve d’intelligence.
— Évitons de causer des morts inutiles.
— Ça va sans dire.
Les démons s’approchèrent des coulisses, assommèrent les membres de la troupe qui s’y trouvaient et dérobèrent leurs costumes.
— Tout est prêt…
— Attendez voir, princesse Léona…
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La scène clef de la pièce approchait. Les chevaliers du roi, partis à la recherche de la princesse, avaient fini par la repérer et avaient tenté de la ramener au château. Mais le prince était intervenu pour les en empêcher.
— C’est la première fois que je passe une soirée aussi amusante.
— Moi aussi.
Les deux jeunes gens se regardèrent, émerveillés, tout en s’appuyant l’un contre l’autre.
Alors que l’ambiance devenait romantique, des chevaliers se glissèrent furtivement derrière eux et dégainèrent leurs épées.
— Quoi ?
Ce fut Léona qui les remarqua en premier. Selon le scénario, ils devaient simplement s’approcher d’elle sans la menacer de leurs armes. Mais ils dégageaient une aura maléfique.
— Qui êtes-vous ? s’exclama Léona en se levant.
Conformément au scénario, Lartan aurait dû être le premier à réagir. Pensant qu’il s’agissait d’un nouveau piège tendu par Léona, il se leva à son tour et s’apprêta à répliquer ; mais il remarqua rapidement que quelque chose clochait. Les épées des soldats reflétaient la lumière comme de véritables lames.
— Vous… Que faites-vous... ?
Les chevaliers ne répondirent pas et se rapprochèrent lentement de Léona, épées levées.
— Arrêtez ! cria Lartan.
— Mourez !
Les chevaliers se précipitèrent sur Léona.
— Non !
Lartan poussa un cri en voyant la lame s’abattre sur Léona. Mais la princesse esquiva juste à temps.
— Ça aussi, c’est une scène improvisée ?
— Non, je ne serais pas allé si loin…
— Mourez !
Les monstres attaquèrent à nouveau. Lartan esquiva puis reprit :
— Tu vois bien qu’ils m’attaquent aussi !
— Dans ce cas…
Léona tendit la paume de sa main vers les monstres. Un rayon de chaleur en jaillit et frappa l’un des faux soldats qui s’effondra. Dans sa chute, le pli de sa capuche révéla son visage.
La foule se mit à pousser des exclamations.
— Par la Déesse… C’est un monstre ?
— Incroyable !
— On dirait qu’elle a vraiment lancé un sort !
Tous semblaient croire que cette scène faisait partie de l’histoire.
— Attends… tu maîtrises la magie ?
Lartan, qui se doutait bien qu’il ne s’agissait pas là d’un artifice, regardait Léona d’un air stupéfait.
— C’est un truc de filles.
— La plupart des filles ne sont pas capables de faire ça !
Tandis que Lartan restait stupéfait, les monstres encore debout se mirent à pester. Quelques spectateurs se levèrent de leurs sièges pour se rapprocher de la scène.
— Si je m’attendais à ça !
— Allez-y, princesse !
— Ils sont trop nombreux…
Léona était bien capable d’attaquer les monstres avec sa magie, mais elle refusait de mettre le public en danger. Elle s’en trouvait considérablement désavantagée.
— Je dois les éliminer un par un… Pourvu que mon pouvoir magique ne s’épuise pas…
— Oléna !
Elle fit volte-face juste à temps pour remarquer un cyclomage qui fondait sur elle.
— Oh non… !
Se saisissant de l’épée du monstre assommé, Lartan se rua vers celui qui menaçait Léona et l’abattit d’un seul coup.
— Tu sais te battre ? demanda Léona.
— Les vrais combats ne sont pas aussi beaux que ceux qu’on met en scène, répondit Lartan.
Puis il brandit son épée et se rua sur un autre monstre en criant :
— Comment osent-ils gâcher une scène aussi importante !
Il se battait avec des mouvements gracieux, veillant à ne pas frapper les autres acteurs ou endommager les décors. Il faisait preuve d’une certaine maîtrise. Il était difficile de penser qu’il avait manigancé tout cela pour déstabiliser Léona.
— Tu marques un point !
— Je ne tolérerai pas que l’on gâche une pièce dans laquelle je joue !
Léona et Lartan joignirent leurs forces pour abattre les monstres l’un après l’autre. Il finit par n’en rester aucun.
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La représentation s’acheva sous un tonnerre d’applaudissements. Les spectaculaires effets spéciaux – et particulièrement l’usage de la magie – avaient été très appréciés, et les spectateurs discutaient de leur ressenti en rentrant chez eux.
Pendant ce temps, sous la tente de la troupe, la célébration qui aurait dû avoir lieu avait laissé place à une atmosphère tendue.
— Je ne m’attendais pas à ce que tu recrutes des monstres… Tu me déçois, Lartan.
— Peu importe à quel point tu la détestes, tu es allé trop loin.
— Pfff, n’importe quoi !
Lartan niait ces accusations avec véhémence, mais les acteurs qui l’entouraient le regardaient avec froideur.
Au terme de la représentation, toute la troupe avait réalisé que des monstres étaient montés sur scène et que les trois acolytes de Lartan avaient disparu. Ils avaient ensuite été retrouvés dans un coin des coulisses, inconscients et sans leurs costumes. Tous trois avaient aussitôt affirmé d’un seul souffle que « ce n’était pas la faute de Lartan », ce qui avait immédiatement attiré les soupçons sur lui.
— Vous pensez sérieusement que j’ai fait venir ces monstres pour tuer Oléna ? Vous avez conscience que je suis l’acteur principal de cette pièce, n’est-ce pas ? Je n’avais aucune raison de faire une chose pareille. Et puis, vous avez bien vu que je l’ai aidée à les tuer.
— Tu as très bien pu les tuer pour détourner les soupçons !
— Je vous répète que je n’y suis pour rien !
Peu de gens semblaient prêter attention aux protestations de Lartan. Il semblait finalement avoir peu d’amis, hormis ses trois acolytes.
— Allons, allons, vous pensez bien qu’il n’a pas voulu…
— Il n’a que de mauvaises intentions !
— Taisez-vous donc, chef !
— Bon, très bien…
Pris à partie par les membres de sa propre troupe, Morhon fit un pas en arrière.
— Ce type est vraiment…
— On dirait que tu n’es pas très populaire, Lartan. Mais ce n’est pas surprenant, au vu de ton arrogance.
— La ferme !
— Tu devrais faire des efforts pour être plus agréable avec les autres. Mais on te l’a déjà dit, n’est-ce pas ? On ne fait pas cavalier seul quand on est acteur de théâtre.
— Tu oses me faire la leçon après ce qu’il s’est passé ?
— La vérité est pourtant évidente.
Léona fit un pas en avant pour se placer devant ses camarades.
— Écoutez-moi. Il m’a protégée. Il n’est pas coupable.
Les membres de la troupe la regardèrent, surpris.
— Mais, Oréna… c’est toi que les monstres voulaient attaquer.
— Oui, c’est vrai.
— C’est forcément parce que Lartan le leur avait ordonné.
— Non, ils sont venus par eux-mêmes, dit fermement Léona, laissant les membres de la troupe perplexes.
— Ces monstres voulaient vraiment s’en prendre à toi ?
— Mais pour quelle raison ?
— Parce que…
— Princesse !
Alors que Léona s’apprêtait à dévoiler la vérité, les trois sages de Papnica firent leur apparition sous la tente.
— Je savais bien qu’on la trouverait ici.
— Les rumeurs étaient donc vraies.
Les trois sages se rassemblèrent devant Léona.
— Allons, que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— Vous devez retourner immédiatement au château.
— Comment ?
— Le roi de Bengarna est rentré plus tôt que prévu, mais il repartira dès demain. Vous n’avez que quelques heures pour le voir.
— Vous plaisantez ? Nous nous apprêtions à célébrer le succès de la pièce !
— Princesse. Selon vous, une fête est-elle plus importante que la paix dans le monde ?
— Oh… Oui, vous avez raison.
Léona haussa les épaules d’un air résigné, puis sourit joyeusement.
— Ce n’est pas grave. Je me suis bien amusée.
— Princesse ?
— La paix dans le monde ?
La soudaine apparition des trois sages et leur échange avec Léona avaient laissé les membres de la troupe sans voix. Alors Apollo se dressa devant eux et se racla la gorge avant de déclarer :
— Mesdames et messieurs… cette jeune femme n’est autre que la princesse Léona de Papnica.
— Papnica… La princesse Léona ?
— Il paraît qu’elle a participé à une bataille incroyable…
— Et elle est aussi réputée pour sa beauté, ajouta Léona.
— Princesse.
Léona tira la langue en réponse à la réprimande d’Apollo.
— C’est une plaisanterie, pas vrai ?
— Elle est encore dans son rôle ?
— Non, c’est bien la vérité.
Devant les réactions de ses camarades, Léona commença à paniquer.
— Vous saviez pourtant que je n’avais jamais fait de théâtre. Alors, à votre avis, comment ai-je pu être aussi convaincante dans ce rôle de princesse ?
— Oui, c’est vrai…
— Mais pourquoi êtes-vous venue ici ?
— Incroyable…
Morhon, qui s’était tenu en retrait, s’avança alors d’une démarche fébrile.
— Je m’en souviens, maintenant… J’ai rencontré la princesse Léona à Papnica… c’est bien vous, ça ne fait aucun doute, vous êtes la princesse Léona.
— Quoi ! cria Lartan.
— Alors c’est la vraie princesse…
— J’en étais sûr !
Les regards sévères portés sur Léona commencèrent à s’adoucir. Les acteurs commençaient enfin à la croire. Elle était donc bel et bien une princesse.
— Si c’est la vérité… !
— Nous avons été si familières avec elle…
Les deux actrices qui s’étaient changées plus tôt avec Léona éclatèrent en sanglots.
Lartan lui-même était médusé.
— Je… je ne peux pas croire que j’ai… !
— Princesse !
Morhon se prosterna, appuyant son front contre le sol.
— Je vous en prie, pardonnez Lartan ! Il peut être arrogant et présomptueux, mais c’est un grand acteur ! Notre troupe ne peut pas se permettre de le perdre... Non, ce serait un véritable désastre pour le monde du théâtre lui-même !
— Relève-toi, Morhon.
— Mais… mais…
— Je vous dois des excuses.
Léona balaya l’ensemble de la troupe du regard.
— Il y a deux choses pour lesquelles je dois vous présenter mes excuses. D’abord, pour vous avoir menti au sujet de mon identité. Ensuite, pour vous avoir mis en danger, vous ainsi que les spectateurs. J’ai été imprudente, je n’ai pas agi comme le veut mon statut. Et j’en suis vraiment désolée.
Elle s’inclina profondément, ce qui déclencha une nouvelle panique.
— C-c’est… c’est trop !
— Relevez-vous, princesse !
— Merci.
Léona se redressa lentement, puis sourit.
— J’ai vraiment apprécié jouer avec vous.
Elle regarda Lartan. Quand il réalisa qu’il était observé, il détourna rapidement les yeux.
— Moi aussi… princesse... balbutia-t-il. J’espère qu’un jour, quand vous ne serez plus en danger… nous pourrons jouer ensemble à nouveau.
— Oh…
Elle lui sourit, puis tourna le dos à la troupe et se retira avec les trois sages.
Ils se dirigèrent vers le château de Bengarna qui se dressait devant eux.